5/ Jeudi
« Je crois pouvoir dire
que la plupart des erreurs politiques
sont venues de ce qu’on a regardé
la législation comme une science difficile. »
Louis Antoine de Saint Just

« La crise du politique ». Le titre du débat organisé au café près de la fac est un peu ronflant. Je décide d’y aller quand même. La politique ce n’est pas que Drucker le dimanche à la télé !
L’exposé du prof de sciences-po est complet. Rien ne manque : la crise des idéologies, la nouvelle citoyenneté, la fin des conflits de classe, l’émergence de l’individu et l’incontournable internet avec ses forums de discussion. Le débat peine à démarrer, tant il est vrai que la pensée unique s’impose comme une évidence et fait passer pour archaïques tous ceux qui la contestent. La complexité comme seul horizon, tu parles !

Crise des institutions


Après quelques hésitations, je me lance :
– Moi ce qui me frappe, c’est que je rencontre beaucoup de gens critiques contre le système actuel, capables de débattre des heures de ce qui leur tient à cœur, mais qui refusent de s’engager et, pour certains, s’abstiennent aux élections. Conclusion, soit les gens ne sont pas adaptés au système politique, soit c’est l’inverse.
A part la mouche qui tournoie au-dessus de nous, nul ne prend le relais de mes propos. Le prof a enlevé ses lunettes et chacun retrouve un vieux réflexe scolaire en regardant fixement le bout de ses chaussures.

– Votre intervention, mademoiselle, est pleine de fraîcheur mais permettez-moi cette remarque, dit-il. Notre système politique, ce sont les institutions de la Vème République. Certes, elles ne sont pas parfaites, mais nul ne peut contester que la Constitution actuelle a permis une grande stabilité de la vie institutionnelle et politique sans obérer les possibilités d’alternance. Regardez comme les français plébiscitent la cohabitation : n’est-ce pas là le signe d’institutions fortes et efficaces ?

– Ah oui, ça c’est super la cohabitation ! dit Gérard, un habitué pilier de tous les débats, qui venait de se réveiller. On vote, on choisit une majorité, mais il faut partager les pouvoirs avec un seul homme qui peut à tout moment dissoudre l’Assemblée Nationale. En fait, nous ne sommes ni dans un régime parlementaire, ni dans un régime présidentiel.

– Vous avez parfaitement raison, interrompt le prof. Voilà pourquoi le quinquennat devrait permettre de caler au même moment l’élection présidentielle et les législatives.

– C’est bien ce que je pensais, renchérit Gérard. On va direct vers le régime présidentiel et, qui plus est, avec droit de dissolution ! A côté aux Etats-Unis, c’est le parlementarisme échevelé…

Moi qui suis plutôt favorable au quinquennat, je ne comprends pas Gérard. Réduire le mandat présidentiel m’apparaît comme un moyen de minimiser le rôle du président. Quant au parlement, on ne cesse de dire que l’absentéisme le décrédibilise…

Gérard se retourne vers moi :
– Moi aussi je pense que 7 ans, c’est long. Mais attention à la simultanéité des présidentielles avec les législatives qui reviendrait à confirmer au parlement le résultat des présidentielles. Dans ce cas, la personnalisation de la politique deviendrait maximale. Quant à l’absentéisme des députés, il est surtout la conséquence du peu de pouvoirs accordés à l’Assemblée, tant pour proposer des lois que pour les suivre et contrôler l’exécutif. N’oubliez jamais que la Vème République a été imaginée par De Gaulle contre les partis ! Voilà pourquoi je suis pour un vrai régime parlementaire.

Le mot de trop pour le prof de sciences-po qui laisse paraître une petite colère :
– Je ne suis pas du tout d’accord avec vous. L’histoire de la IIIème et surtout celle de la IVème République nous ont montré qu’en France les régimes parlementaires deviennent vite des régimes d’assemblées. Comme en Italie aujourd’hui, les gouvernements ne reposaient pas sur des majorités stables. Ils duraient en moyenne dix mois chacun et les alliances croisées dégoûtaient les citoyens de la politique. Ces deux Républiques se sont effondrées d’elles-mêmes devant les difficultés. Je crois au contraire qu’il ne faut surtout pas changer de constitution au delà de l’instauration du quinquennat.

VIème République


– On peut en placer une ?

Un jeune mec plutôt pas mal s’était levé. Il se présente comme un adhérent du PS. Il a l’air d’en vouloir.
– Vous n’êtes pas très honnête dans votre démonstration, poursuit-il sans détour. Les difficultés c’était pour la IIIème République, l’invasion Nazie et pour la IVème, la décolonisation et la menace d’un coup d’Etat. Aucune institution ne résiste à ce type de bouleversements. Je ne comprends pas votre cohérence quand vous dites que d’un côté on ne touche pas aux institutions, mais que, de l’autre, on met en place le quinquennat. Cette histoire de réduction du mandat présidentiel, c’est une preuve supplémentaire que votre Vème République bat de l’aile. Les inquiétudes de Gérard sont légitimes. Alors qu’on nous rebat les oreilles sur la citoyenneté, les vrais choix décisionnels proviennent d’un cercle de plus en plus restreint. Cette évolution convient à la droite puisque pour elle, la démocratie, c’est le jour du vote, après, la parole n’est plus qu’aux experts et au grand chef. Pas étonnant qu’il soit si difficile de faire de grandes réformes dans un pays où les citoyens sont si peu associés à l’exercice du pouvoir.

– Je suis 100 % d’accord renchérit Gérard. La France est en train de crever asphyxiée sous le poids de la bureaucratisation de l’Etat. Un fossé s’est creusé entre les intentions des gouvernements et la réalité vécue par les citoyens. Et pour cause. Il suffit de regarder la masse de décrets, de circulaires, de règlements qui sont publiés chaque semaine pour comprendre que tout cela finit par paralyser l’action publique. La logique de la Vème République, avec sa culture pyramidale et autoritaire, s’est installée à tous les étages du système. Sur le terrain, à cause de la hiérarchie, les fonctionnaires sont totalement déresponsabilisés. Moralité, dès que vous voulez des explications sur un problème, c’est comme dans le film « Brazil », impossible de trouver le responsable. Quand le Parlement est amené à voter plus de dix révisions « techniques » de la Constitution en à peine deux législatures, c’est bien la preuve qu’il y a un problème.

– C’est vrai qu’il faudrait rendre au peuple une vraie capacité de peser sur les choix collectifs, dit une femme assise au fond de la salle, visiblement élue municipale ou quelque chose comme ça. Il faut faire bouger l’Etat, mais je crois aussi qu’il faut arrêter de tout ramener à des administrations centrales invisibles pour nos concitoyens. La décentralisation, c’était une belle idée.

– Ouais, mais on s’est arrêté au milieu du gué. Il aurait fallu poursuivre le mouvement. Et puis, c’est aussi l’Etat qui doit se décentraliser, reprend Gérard.

– On appelle cela la « déconcentration », répond la femme. Mais nous, les élus de terrain, on n’en voit pas la couleur. Quand on veut savoir combien de fonctionnaires de police ou combien d’enseignants sont affectés aux services publics de notre commune, c’est toujours la même réponse : « adressez-vous au ministre ». Pourtant, y’en aurait bien besoin de déconcentration. L’Etat devrait commencer par responsabiliser les fonctionnaires qui sont au charbon sur le terrain. Ceux sont les plus à même de prendre les décisions.

Le temps d’une gorgée de jus de pomme et le jeune homme reprend la parole :
– D’accord, mais moi, je suis pour changer les institutions. La réforme de l’Etat sans cela, c’est du baratin. La logique de centralisation des pouvoirs et les systèmes hiérarchiques à n’en plus finir, cela vient de la Vème République. De là, tout découle. Je suis pour un régime parlementaire et il n’est pas instable en soi. Regardez nos voisins européens. Les plus stables, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne sont des régimes parlementaires ! Le Parlement a quand même l’avantage de représenter tous les courants politiques donc de confronter des choix et des visions différentes. Le débat contradictoire y est public, chacun peut alors être pris à témoin. Il n’est pas du tout question de revenir à la IVèmeRépublique, mais bien de passer à une VIème République. Pour la gauche, c’est un enjeu vital, car, depuis Mitterrand, on sait que les institutions actuelles bloquent les réformes de fond. Souvenez-vous du nombre de réformes stoppées par le Sénat, ou bien de la décentralisation qui, faite à moitié, a plus créé de potentats locaux qu’elle n’a suscité une démocratie à la base.

Société mobilisée


– En quoi la gauche est-elle bloquée dans ses réformes par la Constitution ? lui demandé-je.

Ma question lui permet de reprendre sur le fond :
– Je ne crois pas que les difficultés de la gauche au pouvoir tiennent au caractère de telle ou telle personnalité. La gauche, parce qu’elle veut transformer la société, a besoin du mouvement des gens pour vaincre les conservatismes. Il faut des citoyens actifs qui s’expriment, se rassemblent, c’est cela la société mobilisée et tant pis si parfois ça décoiffe ! Les manifs, c’est utile pour faire entendre son point de vue et si nous on n’est pas là, ne vous inquiétez pas : les marchés financiers savent eux faire pression sur les gouvernements !
Voilà pourquoi il faut le débat public au Parlement pour que les décisions soient prises au grand jour et dans la transparence. Que tous ceux qui décident puissent ainsi rendre des comptes devant les assemblées. Finie l’irresponsabilité des décisions prises dans le secret des cabinets ministériels !

Décidément, la séduction jouait à fond. J’étais plutôt d’accord avec sa vision de la démocratie, mais je ne résiste pas à l’envie de poser une question :
– Et quand on est comme moi, que l’on a envie de s’engager mais pas dans un parti politique, qu’est ce qu’on doit faire ? lui dis-je.

Visiblement, ma question l’intéressait, mais c’est une autre personne qui prit la parole pour me répondre. Un vieux monsieur, visiblement militant depuis des lustres.
– Je vous comprends mademoiselle, moi-même si j’avais encore votre âge, j’hésiterais à franchir le pas tant l’image renvoyée par les partis est parfois peu reluisante. Mais sachez que les formations politiques sont à l’image de ceux qui les composent, et l’expérience m’a montré que l’affaiblissement des partis se traduit toujours par un affaiblissement de la démocratie. Des partis, y’en a bien besoin. Il faut des forces collectives pour pouvoir échanger des idées, construire des solutions. Quand on réflechit, que l’on confronte son point de vue, c’est tout de même mieux que de s’enfermer dans ses vérités. Quand monsieur tout à l’heure nous parlait d’internet comme nouvelle forme d’organisation, j’ai bien rigolé, la vie des gens, elle n’est pas virtuelle et les grands choix faits par des femmes et des hommes, ne se résument pas à une souris d’ordinateur.

République Sociale


– Tout cela est vrai, mais il est quand même temps de redonner du souffle à la vie politique, non ? demandé-je. Moi, il me semble quand même possible de changer les pratiques institutionnelles sans forcément changer de République. Regardez, on pourrait très bien rendre la justice indépendante sans changer de Constitution, puisque cela a failli se faire.

– Alors là, me répond le vieux monsieur, qu’est ce que ça veut dire « rendre la justice indépendante » ? Il faut savoir de quoi on parle ! Les juges du siège eux, ceux qui jugent, le sont déjà, indépendants. D’accord, ce serait mieux si leur recrutement était brassé, moins stéréotypé. Mais seuls les magistrats du parquet, ceux qui engagent les poursuites, les procureurs, dépendent d’une hiérarchie avec à sa tête le Garde des Sceaux. Ce n’est pas un si mauvais système. Si ce n’est pas le Garde des Sceaux qui fait appliquer la loi sur tout le territoire de manière égale, qui décidera des politiques pénales ? A quoi cela sert une loi, votée par le Parlement, si le parquet décide de ne pas la faire appliquer et que vous n’avez pas les moyens de vous payer un avocat ?

Rien à faire. Il a raison même si cela m’emmerde de l’avouer. Ouf ! Le jeune militant reprend la parole, coupant court au sermon :
– La justice comme la démocratie ne vivent qu’en progressant. C’est aussi cela l’idée de la République sociale. Au XIXème il y a eu le suffrage universel masculin et après la chambre des députés a voté toutes les grandes lois de Liberté - sur la presse, les syndicats ou encore les associations. En 1945 le suffrage a été étendu aux femmes et en même temps il y a eu la sécurité sociale, les nationalisations et l’école jusqu’à 14 ans. Voilà pourquoi la parité est une bonne chose, voilà pourquoi il faut aussi de nouvelles conquêtes démocratiques. Le droit de vote des immigrés, les conseils de quartier sont des exemples de réformes urgentes pour faire vivre la démocratie. Quant aux partis politiques, en tout cas à gauche, il est vrai qu’il n’y a pas grand chose à y faire, sauf quand on a besoin de militants pour les tracts et les affiches… Pourtant, c’est quand la gauche est au pouvoir qu’elle a le plus besoin de la confrontation et du débat d’idées. Je ne comprends pas pourquoi la gauche est plurielle au gouvernement et que nous, on discute jamais à la base.

– Bonjour le bordel ! s’exclame une militante du PC.

– Oui, mais moi je préfère un bordel où l’on discute que des réunions d’états-majors qui se répartissent les portefeuilles et les circonscriptions ! répond le jeune homme. Les militants de gauche ont besoin de l’ouvrir, de se chamailler, de se comprendre, c’est comme cela que l’on peut être forts ensemble.

Etats-Généraux


– Mais dites-moi jeune homme, à quoi pourraient servir tous ces débats ? demande le prof tentant de reprendre le débat en main.

– Quand il n’y a pas de débat, le pouvoir est confisqué par les élites technocratiques, répond-il. Et eux, ils ont toujours des solutions, ce sont toujours les mêmes. Tandis que si l’on instaure la démocratie jusqu’au bout – la démocratie participative comme ils disent au Brésil – on partirait des besoins de chacun d’entre nous, l’intérêt général ne serait pas imposé d’en haut. Il faut retrouver la démarche des Etats Généraux. Par exemple, c’est à partir des cahiers de doléances qui tous contestaient les différents systèmes de mesure dans chaque Province que l’on a inventé le système métrique : les mètres, les kilos et les litres. A un technocrate, cela lui aurait semblé impossible, trop de montagnes à soulever. Moi je sais que si on permettait à tout le monde de se saisir de toutes les questions, on pourrait dans chaque commune, puis dans chaque département, puis à l’échelle du pays, avoir des Etats Généraux de la gauche plurielle. Ce serait le moyen de donner du contenu au programme de la gauche plurielle et de faire que, de nouveau, il y ait un projet politique qui ne se résume pas à la gestion des indices, car même quand ils sont bons, cela ne mobilise pas les jeunes. Regardez le chômage diminue, c’est super. Mais pour autant, personne n’est sûr qu’à partir de son seul bilan, la gauche va gagner en 2002. Les Etats Généraux de la gauche plurielle, c’est le moyen de donner du souffle au programme et en même temps de sélectionner nos candidats aux législatives et à la présidentielle. Quoique, pour la présidentielle, c’est quand même un peu joué. Mais il faut d’abord gagner les législatives.

– Et pourquoi pas la révolution tant qu’on y est ?

Le dernier mot de dépit du prof de sciences-po nous fait éclater de rire. Lui range ses affaires en se disant que c’est la dernière fois qu’il vient débattre ici. La prochaine fois, il donnera ses lumières aux pages « débat » du Monde. Pendant qu’on buvait tous un coup, moi je calculais mon approche pour finir, peut-être dans un autre lieu, ce débat animé avec ce jeune militant.

***


6/ Vendredi

« Si vous ne faites pas aujourd’hui
ce que vous avez dans la tête,
demain, vous l’aurez dans le cul. »
Coluche

« Le 23 juin.
Y’a des jours comme ça, on a les boules et la rage au ventre. Ce matin dans le RER, j’ai lu un article de presse qui rapportait la conclusion d’un rapport de la Banque Mondiale sur l’Afrique. On y vit plus mal qu’en 1960. Plus pauvre, plus malade, plus exploité, sans liberté et avec pour seul rêve de fuir dans le monde de riches blancs. C’est dingue ce monde où on fabrique presque des mutants et où en même temps on laisse crever des gosses de faim. Si c’est ça le monde d’aujourd’hui, faudrait sérieusement songer à contracter une assurance suicide. Je sais que toi tu es pleine d’espoir, comme tu me l’as raconté dans ton dernier courrier. Depuis que tu es inscrite au programme européen d’échange d’étudiants, tu ne cesses de rêver d’un monde où tous les pays se rassembleraient pour aider les autres.

Fédération


C’est vrai que l’Europe peut être un beau projet, pour nous qui y vivons mais aussi pour tous les pays qui nous entourent et que nous pourrions soutenir.
Plus de 300 millions d’habitants, une machine économique puissante, une culture dynamique et diverse, l’Europe c’est la possibilité d’une nouvelle grande puissance qui fasse contrepoids aux Etats-Unis. Tu me connais, je kiffe le cinéma hollywoodien et l’année prochaine, j’irais bien faire un tour au Grand Canyon, mais les ricains jouent trop les boss de la planète, les soit-disant gendarmes du monde. Tu as vu comment ils ont transformé le Kosovo avec leurs tirs à l’aveuglette. Leur malbouffe et leurs grands centres urbains ghettoïsés où c’est la guerre toutes les nuits, ce n’est pas ça le modèle social dont je rêve.
Quand je pense à l’Europe, je suis comme toi pleine d’espoir. Tu n’oublieras pas de me raconter dans ta prochaine lettre ce qui se passe chez toi à Hambourg. Tu sais, ici on a peu de nouvelles de ton pays, sauf sur Arte qui est restée bloquée sur les actus d’il y a 50 ans !
L’autre jour, tout le monde parlait en France d’un mec de ton Gouvernement qui s’appelle Fischer. Ici, on l’a prit un peu pour un illuminé inoffensif parce qu’il proposait de franchir un cap dans la construction européenne en créant un noyau dur de pays décidant de rentrer dans une fédération. Créer un nouveau pays en quelque sorte. Moi cela m’apparaissait logique. Pendant longtemps j’ai cru que c’était là l’objectif de la construction européenne. Sinon, pourquoi tous le même passeport, la même monnaie, un même Parlement à Strasbourg ?
En France, notre ministre de l’Intérieur, Monsieur Chevènement, a dit qu’il était totalement opposé aux propositions de ton Fischer. J’imagine que ça a fait beaucoup de bruit dans la presse allemande. Pourtant, il était sympa au début ce Chevènement. Il symbolisait une résistance à l’impérialisme américain. Il a beaucoup critiqué la construction européenne parce qu’elle représentait la perte d’influence des politiques face aux coups de boutoir du libéralisme. Là, il n’a pas compris qu’il y a une nouvelle opportunité. Pour la première fois, un débat s’ouvre et peut permettre de changer la nature de la construction européenne. Moi, je suis fédéraliste. Je pense que les pays de l’Union européenne doivent s’associer librement, à terme, dans un seul grand pays. Je refuse de m’accrocher à une souveraineté nationale élevée au rang de mythe intangible et qui risque de ne plus avoir de traduction dans la réalité. Surtout que quand on est jeune, on n’a pas à accepter les carcans de la vieille société ! Pour la première fois, j’ai le sentiment qu’on peut enfin progresser vers une vraie souveraineté populaire européenne.
Et puis, quel beau rêve que l’Europe ! Tu te rends compte un peu ce que serait une grande fédération européenne ! On pourrait alors faire vivre nos valeurs. Je sais que ça peut faire grandiloquent de parler de valeurs européennes. Mais regarde par exemple la vague d’exécutions à mort que connaissent les Etats-Unis actuellement. Au moins, chez nous, la peine de mort est bannie et ça n’est pas négligeable de ne pas être soumis à une telle barbarie, même si je ne dis pas que tout est rose en Europe sur ce plan là.
Tu vois, ce serait pas mal que l’Europe s’unisse dans une grande fédération. Pour elle-même mais aussi pour battre en brèche le modèle que les Etats Unis imposent au monde comme une référence parce que la force est de leur côté.

Cheval de Troie


Je sais que c’est aussi l’idée que tu te fais de l’Europe. Mais toi, tu penses que l’Europe, c’est vers ça qu’elle se dirige à grands pas. Eh bien ma vieille – excuse l’expression – , tu te mets le doigt dans l’oeil ! J’ai plutôt l’impression qu’à l’heure actuelle on est en train de construire le plus grand supermarché du monde.
D’ailleurs, t’as remarqué que depuis que l’Euro a vu le jour, les responsables européens ne savent plus quoi raconter, comme s’ils avaient fini leur boulot. Je crois qu’on nous carotte sur toute la ligne. Les marchandises circulent librement, les bourses se regroupent, on a tous la même monnaie : circulez y a rien à voir, on vit dans le meilleur des mondes !
Tout cela est somme toute très logique : l’Europe s’est jusqu’ici surtout construite sur les sacro-saintes règles du libre-échange. On est allé tellement loin dans cette voie qu’on a même mis en place une véritable Constitution Economique qui interdit aux responsables politiques d’intervenir dans l’économie. Regarde l’indépendance de la Banque Centrale Européenne ou les critères budgétaires du Pacte d’Amsterdam. Maintenant, quand les gens votent pour un programme, ça n’a pratiquement plus d’influence sur la nature des politiques économiques : exit les politiques de relance, bienvenue l’orthodoxie budgétaire et monétaire ! Les gouvernements des pays devront s’aligner, baisser la tête. La démocratie est sur le ring, c’est le match du siècle : elle affronte le poids lourd du libéralisme et elle encaisse crochets-uppercuts sur crochets-uppercuts sans savoir se défendre. A ce rythme ce sera bientôt le knock-out !
L’Europe aujourd’hui finit par n’être qu’une bonne affaire pour les libéraux. Avec elle, ils ont trouvé une sorte de Cheval de Troie qui, au nom de la concurrence, fait sauter tous les acquis sociaux. Ici, en France, on est très attaché à nos services publics : on considère qu’ils sont autant d’outils pour construire l’égalité. Leurs champs d’intervention portent sur des pans entiers de l’activité humaine qu’ils soustraient à la loi du marché. Eh bien, quand je vois que les directives européennes poussent, à coup d’ouvertures à la concurrence et de privatisations, à soumettre nos services publics les uns après les autres à la logique marchande, je me dis que cette Europe-là n’est pas la mienne. C’est l’Europe de la loi du plus fort. Les directives européennes nous poussent à libéraliser la Poste, EDF (notre service public de l’électricité) ou encore la SNCF (c’est notre entreprise publique de transports ferroviaires).
Le nirvâna, pour Bruxelles, c’est de tout dérèglementer quand il s’agit des services publics, et de tout réglementer dans les domaines où ça ne fait qu’embêter les gens. Ils veulent interdire nos fromages, spécialité française s’il en est. Pareil, sache que quand tu mangeras du chocolat, finie la teneur garantie en cacao !. Leur dernière trouvaille, c’est d’interdire les petits marchés qui font la vie sociale des villes et des villages sous prétexte que les denrées sont au grand air et non pas sous verre dans des étales frigorifiques aseptisés.
En France, nos gouvernements, à chacune de ces directives, nous disent qu’ils ont arraché des concessions. Mais la pente libérale n’est jamais remise en cause… Rien d’étonnant à cela : les gouvernements ont tellement intégré le fait que l’Europe se construit sur un mode libéral que ça ne fait même plus scandale quand la BCE fait des recommandations aux Etats membres pour lutter contre la hausse des salaires (de quoi je me mêle ?) ou quand elle se prononce pour un Euro fort (alors que ce problème relève du Conseil des Ministres des Finances).
Je sais que j’exagère un peu quand je dis que les responsables n’ont plus de projet. En fait, ils sont en train d’imaginer un élargissement de l’Europe à près de 30 pays, mais sur le même modèle que celui d’aujourd’hui. A côté du supermarché actuel, on construit un nouveau centre commercial avec des petites enseignes qui survivront grâce à la grande surface. Rien sur le modèle de développement, rien sur le partage du progrès et des richesses, rien sur de nouvelles conquêtes sociales. Et puis imagine comme cela va devenir difficile d’être en accord à 30 pays quand on voit les problèmes actuels ! »


Euro-Scepticisme


Je lâche mon stylo un instant pour fumer une petite cigarette. Je pense à Petra qui elle préfère les cigares. J’aime ce moment où je corresponds avec elle. Depuis qu’on s’est connues dans le cadre d’un échange scolaire, on n’a jamais arrêté de s’écrire.
Je profite de la pause pour lire mon courrier. Tiens voilà celui de la banque. Emotion, suspense : quel va être le chiffre au bas de la case débit ? Cinq cent dix sept. Super moi qui croyait avoir été trop loin ! Mais… Merde. J’ai lu le débit en euros ! Une rapide multiplication par six - je me fous du cours réel - et j’obtiens un vrai découvert en francs. Décidément l’euro c’est vraiment super, ça vous donne l’illusion d’être moins pauvre, mais ce n’est qu’une illusion.

« Petra, après une petite pause, je reprends mon propos sur notre Europe en espérant que je ne t’embête pas trop.
Actuellement, pour les jeunes en France, l’Europe est sans doute le sujet que l’on ignore le plus. Rien n’est fait pour nous intéresser, et tout ce qui s’y rapporte ne nous concerne pas. Ca tombe bien pour ceux qui décident parce qu’avec les idées qu’on a, on bousculerait leur petit jeu de légo.
Ici, certains ont même tendance à ne plus vouloir de projet européen en affirmant que finalement, à part des emmerdes, l’Europe ne leur apporte rien. C’est vrai que ça fait un peu chauvin, mais à bien y réfléchir je comprends un peu ceux qui refusent de perdre tout ce que notre pays a construit depuis des années. Comment trouver super l’idée d’autoriser le travail de nuit des femmes au nom de l’Europe ? De ne pas soutenir financièrement nos entreprises à cause de l’Europe ? De limiter le droit d’asile, les droits des immigrés pour cause d’Europe ? Que des trucs tout naze (naze c’est le contraire de super) ! Pétra, je sais ce que tu penses en me lisant : « Oui mais grâce aux accords de Schengen on peut circuler librement et partir quand on veut à Amsterdam pour fumer tranquille un petit joint ». Figure-toi justement que c’est la seule chose que les responsables politiques regrettent dans l’Europe actuelle, c’est dire s’ils sont décalés…
Le pire, c’est que des gens qui étaient enthousiastes à l’idée de la construction européenne sont passés dans le camp des sceptiques. Comme mon père. Il m’a expliqué qu’il avait voté pour le Traité de Maastricht au référendum de 1992. A l’époque, il adhérait au discours qui consistait à dire qu’il ne fallait pas freiner la construction européenne. La gauche reconnaissait que ce Traité était libéral. Mais elle disait en même temps que l’instauration de l’Euro rendait la construction européenne irréversible et allait pousser automatiquement à l’émergence d’un gouvernement Européen. Et puis, de toute façon, si ça ne se passait pas tout à fait comme ça, la Gauche promettait qu’elle aurait plus tard l’occasion de changer le cap de la construction européenne. Mais ça n’a pas vraiment été le cas !

Constituante Européenne


Le plus dur à avaler dans tout ça c’est que chez toi, en Allemagne, comme dans la majorité des pays d’Europe, c’est la gauche qui est actuellement au pouvoir. C’est une occasion unique de changer les choses avant que les Autrichiens ne se réveillent un matin dans un camp de concentration. C’est incroyable qu’un facho comme Haider puisse être à la tête d’un pays de l’Union Européenne. La gauche a des chantiers énormes devant elle.
Tout d’abord, il faudrait que l’Europe soit réellement démocratique. Il faudrait que les peuples se dotent d’une Constitution Européenne digne de ce nom, dans laquelle on mettrait en place un Parlement Européen souverain, dans laquelle on supprimerait l’indépendance de la Banque Centrale Européenne et les critères budgétaires. Il pourrait y avoir un gouvernement Européen responsable devant le Parlement, comme dans un vrai régime parlementaire. Au moins, on saurait que voter a une utilité et on saurait qui prend les décisions. Parce que aujourd’hui, les procédures sont tellement floues qu’on ne sait plus très bien qui décide de quoi. Les gens ont seulement le sentiment confus que l’Europe c’est une grosse technocratie et que c’est un bon moyen pour les gouvernements de faire passer, au nom de telle ou telle directive européenne, des réformes libérales qu’ils n’oseraient jamais assumer devant leurs électeurs.
Mais alors, tu vois, moi je ne veux pas que cette Constitution s’élabore en catimini avec des colloques par ci et des conclaves par là. C’est comme pendant la Révolution française. Ce qu’il faudrait, c’est élire une assemblée Constituante européenne qui serait chargée de rédiger cette fameuse Constitution. Comme cela, son contenu ferait l’objet d’un débat politique démocratique et public. Je ne connais pas d’autre méthode possible. Déjà, dans la campagne électorale, chaque parti pourrait défendre ses conceptions et c’est aussi en fonction de cela que les citoyens européens pourraient se prononcer.
Notre Constituante, ce serait l’acte de naissance de notre fédération, un acte fort, une nuit du 4 août européenne en quelque sorte.

Traité social


Mais, pour la gauche, le chantier européen, ça n’est pas seulement la réforme des institutions européennes. C’est donner un contenu social à l’Union Européenne. Il faudrait un Traité Social Européen qui permette une harmonisation sociale par le haut : salaire minimum européen, droits salariaux et sociaux européens… De toute façon, c’est le seul moyen de mettre fin au dumping social au sein de l’Union Européenne et de faire de cette Union une aire de progrès social.
En plus de ce Traité Social, il faudrait aussi définir des services publics européens. Regarde ce qui est arrivé aux Anglais à force de tout privatiser ! L’accident de train de Paddington n’est pas dû au hasard. Quand c’est le marché qui s’occupe des transports, il le fait au mépris de leur qualité et de la sécurité des voyageurs. Et dire que certains gouvernements comme celui de Tony Blair veulent privatiser le contrôle aérien...
Il faudrait que toutes les activités qui correspondent à des besoins fondamentaux de l’homme s’organisent à travers des services publics performants : l’eau, l’énergie, les transports en commun, la poste et bien d’autres. La mise en place de nouveaux services publics européens pourrait même donner lieu à un programme de grand travaux et d’investissement en faveur du développement durable.
Evidemment, tous les pays ne voudront peut-être pas avancer au même rythme. C’est pour ça que, si on veut éviter que l’Union Européenne cesse d’évoluer vers une zone de libre-échange, il faut, dans l’état actuel de la construction européenne, refuser tout nouvel élargissement sans qu’on sache où on va et ce qu’on construit. Il faudrait même créer un noyau dur de pays prêts à avancer de façon résolue dans la voie de l’intégration politique avec, autour, une confédération composée de pays qui auraient, à terme, vocation à intégrer le noyau dur. C’est le seul moyen de créer une dynamique d’intégration politique au sein de l’Union Européenne et de ne pas voir notre projet se diluer. Bref, Pétra, c’est le seul moyen de faire vivre notre rêve d’une Europe résolument fédérale.

Refonder l'Europe


Ton Fischer, il a eu sacrément raison de mettre les pieds dans le plat. Il a ouvert un débat à l’échelle européenne et maintenant, chacun est amené à se prononcer. L’Europe est en train de bouger. Même Chirac a fini par s’en rendre compte et c’est pour ça qu’il a dû changer de discours devant ton Parlement, le Bundestag. Evidemment, il a l’art de prendre le train en marche sans y mettre le même contenu.
Moi, je t’avoue qu’il y a quelques chose que je comprends pas. Tu vois, chez nous en France, le PS (l’équivalent de votre SPD) nous a toujours dit qu’il était le parti de l’Europe, qu’il fallait accepter le grand marché commun et la zone de libre-échange parce que, un jour, on pourrait faire l’Europe des peuples. D’ailleurs, il y en a beaucoup qui critiquaient cette stratégie. Et bien, figure-toi que maintenant que le débat s’ouvre, que la gauche peut enfin faire avancer son projet d’Europe démocratique et sociale, elle reste silencieuse. J’ai bien peur qu’elle laisse passer une occasion historique. Pourtant, on devrait profiter de la Présidence Française de l’Union Européenne, pour avancer sur la voie de la souveraineté des peuples et du progrès social. Pour l’instant, j’ai plutôt l’impression qu’on se dirige vers une Présidence modeste pour cause de cohabitation comme nous disent certains commentateurs.
Mais je ne désespère pas que la mobilisation de ceux qui veulent une Europe démocratique et sociale poussera notre gouvernement à davantage d’audace. La France pourrait prendre une initiative politique de premier plan. Parce que si nous, les peuples européens (je sais que tu n’es pas l’ambassadrice d’Allemagne), décidons d’agir et de nous mobiliser, peut-être que l’on pourra sortir de la simple logique marchande. Tu te souviens du rappeur Doc Gynéco que je t’ai fait écouter, il dit : « fonder une famille parce que c’est tout ce qu’on a, viens dans ma famille, tu te feras plus jamais carna (arnaquer en bon Molière) ». C’est le même défi pour nous, il faut fonder une famille européenne avec ceux qui sont partants et même si les autres sont pas trop chaud. A partir de là, et si notre famille installe une vraie démocratie, on sera un bloc capable de construire cette société plus juste et plus forte qu’on attend. Avec notre famille européenne, on serait alors capable d’aider nos cousins du Sud sans les étrangler avec les dettes. Et une famille ça apprend à partager, ce qui veut dire que tous les pays qui se seront unis pourront en tirer des avantages.
Tu vois Petra, contrairement à ce que pouvaient laisser penser mes premières lignes, l’Europe me fait quand même encore rêver. Mais pas l’Europe des trois pièces cravate, pas celle de l’alliance des bourses, pas celle qui se tait face aux souffrances qui l’entourent, mais notre Europe à toi et moi. T’imagines le nombre de jeunes qui peuvent penser comme nous ? Faudrait réfléchir à un truc pour nous rassembler et pouvoir exposer nos rêves. Je te quitte dans l’attente de ta lettre de réponse à une revendication européenne. Je pense à toi très fort en écoutant mon morceau préféré, « Göttingen » de Barbara.
A bientôt.
Attika »


***


7/ Samedi

« Si la fortune vient en dormant,
ça n’empêche pas les emmerdements
de venir au réveil. »
Pierre Dac

Le drame. Celui que chacun d’entre nous craint plus que tout. Comment faire, comment vivre sans et surtout comment la récupérer ! Se faire avaler sa carte bleue le matin, au moment même où vous avez plus que tout besoin du petit billet de cent francs qui va vous permettre de passer la journée, c’est l’enfer ! On maudit la machine qui est sûrement en panne, on se refait mille fois le code dans sa tête au cas où, on enrage en se rappelant cette pub pour cette banque qui « a le pouvoir de dire oui ». On trépigne avant de se résoudre à la réalité : on ne prête qu’aux riches. Et moi, je ne le suis pas.

Ni une ni deux, je franchis la double-porte du sas de la banque et j’attends sagement mon tour au guichet. Comme les autres, je fais semblant de lire les pubs sur les placements intéressants. En fait, rien là-dedans ne m’intéresse, parce que je n’en ai pas les moyens, et surtout parce que l’argent me sort par les yeux. Il y en a que pour lui. Son porte-parole, Jean-Pierre Gaillard, dès le réveil, nous gonfle avec ses bonnes nouvelles de Tokyo, New-York et du CAC 40. Et le CAC 40 ou le Dow Jones, franchement, quand on retourne ses poches et que tout ce qui tombe c’est de la poussière, on s’en fout royalement. La bourse se porte bien, c’est fantastique. Passons très vite sur la famine au Bangladesh, l’enlisement de l’Afrique, la guerre en Sierra Leone, les injections léthales au Texas...

Mais voilà mon tour, le moment d’assurer est venu. Avoir l’air éprouvée mais sérieuse, voilà la bonne recette face à la banquière. Encaisser le sermon sur les dépenses et baisser la tête.

Return On Equity


Le chignon sévère et le tailleur monocolore lui donnent un air austère, un peu comme une nonne, sauf qu’ici on prie le Dieu Argent. Ouf ! La banquière est sympa avec moi et je récupère ma carte. La sagesse voudrait que je m’en tienne là, mais quand même, je ne résiste pas :
– Je comprends pas un truc, madame. Vous me connaissez bien alors pourquoi cette pression permanente ?

– Je sais mademoiselle, c’est désagréable, me confie la banquière. Mais sachez qu’au delà de mon propre jugement, je ne fais qu’appliquer les consignes de gestion de la direction.

– Et les consignes, c’est de mettre la pression ? lui dis-je perfide.

– Tout le monde la subit, d’un bout à l’autre de la chaîne, me répond-elle. Et tout part du haut. La banque doit avant tout rendre des comptes à ses actionnaires. Tout tient en très peu de mots : respect de la sacro sainte ROE – Return On Equity –, la fameuse norme de rentabilité à 14 %. Avec des critères pareils, la gestion devient univoque : le court terme l’emporte. Et comme les bénéfices à court terme s’engrangent par le biais de la finance, dans nos choix, la spéculation prend le pas sur l’investissement. Le profit doit être maximal dans un minimum de temps. Du coup, on ne prend plus le moindre risque, on ne fait plus de pari sur les projets à long terme d’une entreprise ou d’une personne. Pour nos actionnaires demain n’existe pas.

– Résultat, je me fais bouffer ma carte !

– C’est aussi le cas de beaucoup d’entreprises dont nous gérons les comptes qui ne peuvent plus survivre dans ce système. Je ne compte plus les PME qui possèdent des brevets de produits dont la réussite, y compris commerciale, ne fait pas de doute sur le long terme mais qui ne parviennent pas à obtenir de nous les crédits nécessaires à leur mise sur le marché puisque leurs projets ne présentent pas de rentabilité immédiate.

Nouveau capitalisme


– Et l’Etat ne peut pas un peu changer ces règles ? C’est bête de perdre tout ce potentiel…

– Sans doute, mais l’Etat semble impuissant, se lamente-t-elle. C’est la bourse qui dicte ses ordres. Et ces ordres, c’est précisément d’éliminer les règles. Depuis plusieurs années, les économies mondiales ont toutes effectué le même mouvement de dérèglementation et de dérégulation. De privatisations en privatisations, les Etats ont perdu beaucoup d’outils et d’instruments capables de peser vraiment sur l’économie au point de perdre une grande part de leur souveraineté économique. Mais ce processus ne doit rien au hasard : les gouvernements ont fait le choix du libéralisme en laissant faire l’argent sans contraintes. En dérégulant, en dérèglementant l’économie, les États ont laissé la voie libre à la seule loi du marché : accompagner l’avènement d’un nouveau capitalisme, qui ne ressemble plus à celui d’hier. Il est transnational et dominé par une strate du capital qui est toute puissante : la finance. Elle impose ses intérêts qui sont de plus en plus déconnectés de ceux de l’économie réelle et de la production. Voilà pourquoi il n’y a plus rien de contradictoire à ce qu’une entreprise qui fait des énormes bénéfices licencie à tour de bras. La finance seule fixe les grandes orientations stratégiques des entreprises.

– Donc, on ne peut plus rien faire !

– Si, bien entendu. Par exemple, cette banque n’a pas toujours été privée, et les choix qu’elle faisait avant sa privatisation me font dire que même aujourd’hui une banque publique d’investissement serait d’une grande utilité. Elle permettrait sans doute d’éviter la mort immédiate par manque de crédits de projets entrepreunariaux innovants non rentables à court terme. Dans la course au profit et à la spéculation forcenée à laquelle se livrent les établissements bancaires privés, seul l’Etat pourrait orienter des choix sans avoir comme seule boussole le profit rapide. Je dis bien « pourrait ». Car j’ai plutôt le sentiment qu’on l’empêche de le faire.

– « On », « On », on se croirait dans « la Firme », le film avec Tom Cruise. C’est quoi « on ». Dix messieurs en costume sombre dans une salle de réunion obscure qui se partagent le monde comme une vulgaire partie de Monopoly ? Ce n’est pas un peu gros ça ?

– Dit comme ça évidemment. Mais il ne faut pas chercher compliqué quand c’est simple. La finance domine. Pourquoi voudriez-vous qu’elle cède son pouvoir aux Etats ? Pourquoi ne mettrait-elle pas tout en œuvre pour conserver et étendre son emprise sur le système ? Mais dire cela dans la banque, c’est presque un blasphème.

Décidément, les voies de la finance sont impénétrables. Tout à coup, Madame Latune jette un coup d’œil à sa montre Swatch :
– Mademoiselle, il est 12h30, c’est mon heure de déjeuner et si je la saute, je ne pourrais pas me faire remplacer plus tard. Si vous avez un peu de temps, venez avec moi manger une salade « Chez Léon ».

Uniformisation


Pourquoi pas ? C’est plutôt drôle de se retrouver invitée à partager un repas avec une banquière : je décide de la suivre. Le resto est correct mais la carte n’est pas terrible. De français, il n’y a que le nom du resto. Pour les plats, c’est hamburgers, chicken-wings, coleslow, travers de porc au miel etc. J’en fais la remarque. De toute façon, de Paris à New-York en passant par New Delhi, tout le monde se précipite chez Mac Do où les employés vous préparent des hamburgers en touchant trois centimes de l’heure. Finies les aventures culinaires.

Simone, puisque c’est son prénom, acquiesce. Elle aussi finit par être un peu gênée par cette mondialisation qui uniformise tous les comportements. La semaine dernière, ses petits-enfants ne l’ont pas lâchée pour qu’elle fête Halloween. Vous savez, la nouvelle fête de la citrouille qui vient des Etats-Unis. Entre les rollers et les Pokemons, il reste tout juste le temps pour la sortie du dernier Walt Disney et les courses chez Gap...

– Vous savez, pour ma génération, ça fait tout drôle, me dit Simone. Le monde a changé si vite qu’on a du mal à s’y retrouver. Avant, on trouvait les Américains ridicules avec leur mode de vie : ils avaient un aspect « too much ». Maintenant, ils dominent le monde sans partage. Les Etats-Unis sont une super puissance qui impose partout ses valeurs. Ca commence à me faire peur, j’ai l’impression qu’on va tous finir colonisés. Regardez dans les banques ! Je sais j’en parle tout le temps, mais ça fait 25 ans que j’y travaille… Toutes ont été privatisées. L’argument que l’on a donné, c’est que pour pouvoir passer des accords avec les banques étrangères, il ne fallait plus que l’État possède une partie du capital. Mais du coup, ce n’est pas seulement la structure du capital qui s’est adaptée aux banques américaines, ce sont aussi les politiques bancaires. Résultat concret : des dizaines de fermetures de guichets dans des petites villes et dans les banlieues, des restrictions de services à la clientèle. Très bientôt, on va faire payer les chèques !

Que le monde s’ouvre, qu’on apprenne à mieux se connaître les uns les autres, très bien. Mais l’échange doit se faire des deux côtés. Pour l’instant, rien n’est équilibré. J’ai l’impression qu’on ne se fait pas respecter. Cette mondialisation, elle n’est pas heureuse du tout.

Marchandisation


– Forcément Simone, puisque tout n’est plus qu’argent. C’est vous-même qui venez de me le dire dans votre bureau. Et les Américains, l’argent, c’est eux qui l’ont : ils décident de tout. Il n’y a plus que des marchandises : tout s’achète et tout se vend. Même le corps humain. Regardez ce qui se passe avec le génome ou encore la recherche médicale. Bientôt les malades riches pourront louer des coeurs de luxes, tandis que les pauvres auront droit à des coeurs made in Taiwan. On s’intéresse pas aux besoins des gens, à leurs goûts.
On est tous devenus des consommateurs et on a le sentiment d’aimer ça. Cet argent facile qui se propage comme le feu dans la plaine pénètre et impose sa loi partout. Et vous, les banquiers, vous êtes pas les derniers à pousser. Vous voulez qu’on devienne tous des actionnaires : dès qu’on a trois francs six sous, vous nous proposez d’ouvrir un portefeuille, même à nous les jeunes. Bref, on est des consommateurs d’un côté et des actionnaires de l’autre. Avec ça, c’est compliqué d’aller dire aux gens qu’il faut respecter le travail bien fait, se dévouer pour les autres, respecter l’intérêt général ou la collectivité. Le monde de l’argent, c’est le monde du chacun pour soi. Regardez, maintenant le truc à la mode, ce sont les fameuses start-up ou ce qu’ils appellent la nouvelle économie. Moi, je ne vois qu’une nouveauté : on fait de l’argent plus vite simplement en faisant croire que ce qu’on possède risque de valoir beaucoup, plus tard. Résultat, c’est la fuite en avant vers le n’importe quoi « point com ».

Là, Simone, je crois qu’elle est un peu ébranlée.

Ondes longues


– Vous avez raison, me dit-elle. Mais voyez-vous, tout cela n’est pas qu’artificiel, il y a un effet de mode certes, mais ce que vous décrivez recouvre une nouvelle réalité. En fait, le système fonctionne par grands cycles de prospérité et de crises. Des ondes de croissance se succèdent les unes aux autres à un rythme d’à peu près 20 ou 30 ans. Les années de crise qu’on a connues avec le chômage de masse, c’était une sorte d’onde longue dépressive où tout allait mal, finies les Trente Glorieuses.

– Ah oui ? (Je n’ai pas ma plaquette d’aspirine, c’est le moment de se concentrer…)

– Oui, mais en schématisant bien sûr. Ca ne veut pas dire que pendant 30 ans tout va bien et qu’après, tout va mal. A l’intérieur de ces cycles, il existe des remous plus ou moins importants. Il n’y a rien de linéaire. On peut tirer le meilleur d’une période de reprise comme on peut l’étouffer.

– Et là, ça repart ? (Ouf, je suis…)

– Oui, poursuit-elle, parce que pendant la dépression, on continue à accumuler des savoirs, des brevets, des nouvelles technologies qui aujourd’hui arrivent sur le marché.

– Mais alors, pourquoi on ne les sort pas avant ?

– Parce que tout le monde a peur d’investir dessus compte tenu de l’état dégradé du marché, me répond Simone. Alors on attend. Enfin, pas tout à fait. Pendant ce temps là, les entreprises « restaurent leurs marges de profit », comme elles disent. Elles compriment leurs coûts, baissent les salaires, allègent les cotisations sociales. Seulement après, elles investissent dans de nouveaux secteurs, surtout si, comme c’est le cas actuellement, elles ont réussi à trouver de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés géographiques. En tout cas, pendant cette période dépressive, on en a tous pris un gros coup sur la carafe. Remarquez, les patrons, ils s’en sont bien sortis, mieux que nous les salariés. Nous, on a baissé la tête en espérant que chaque vague de licenciement toucherait juste le voisin. Dans mon agence, ils nous ont doublé les cadences et diminué d’un tiers les effectifs. Quant aux salaires, à chaque demande d’augmentation, mon chef me faisait comprendre qu’il serait déplacé d’insister vue la queue à l’ANPE.

La crise est finie !


– Madame Latune, elle est où la boule de cristal ? Avec vos histoires d’ondes, vous vous la jouez un peu Madame Irma, non ?

– Non, je suis sérieuse, reprend Simone. Ce qui change depuis deux ou trois ans, en gros depuis la victoire de Monsieur Jospin, c’est que justement, on est dans un nouveau cycle. Cette fois ça ressemble à une onde longue expansive, avec le retour de la croissance, de la consommation. Pour l’instant, les gens n’ont pas encore compris qu’ils pouvaient sortir la crise de leurs têtes. Il faut dire que c’est le genre de nouvelles qui ferait pâlir Jean-Pierre Gaillard, alors on préfère la taire. Imaginez l’annonce : la crise est finie ! Tout le monde se mettrait à réclamer plus vu ce qu’on a subi… Pourtant, c’est bien de cela dont il s’agit. Vous les jeunes, vous devez en profiter, c’est l’heure de revendiquer, de ne pas baisser les bras. Ca nous remotiverait tous. Quand ça va mieux, c’est normal que tout le monde en profite.
Vous voyez ma fille justement, elle est étudiante, comme vous, mais en économie. Et elle a adhéré à un comité qui justement conteste le système, dénonce l’argent-roi, les paradis fiscaux, demande plus de justice sociale. Moi je trouve ça plutôt bien que les citoyens se mobilisent, agissent. Vous voyez, j’ai peut-être plus l’air mais en 68 j’y ai cru. J’ai bien pensé que le vieux monde allait en prendre un coup et qu’on allait changer la vie. Après, c’est vrai, la vie nous a changés. Peut-être un peu trop. On est devenu trop sage, on a trop accepté. Maintenant il faut y aller. La croissance est durable et il n’y a plus de chantage permanent au chômage. Moi j’attends, mais j’ai vraiment envie que ça bouge un peu.

Nouvelle contestation


Simone m’en bouche un coin. Je la vois pendant la manif, un soupçon Woodstock, cheveux au vent et châle bariolé, et je me dis que les gens nous réservent parfois de drôles de surprises. On se quitte. Dommage parce que c’est une sacrée banquière.

En tout cas, l’histoire de sa fille qui milite dans l’association ATTAC, ça m’a mis la puce à l’oreille. Il paraît qu’elle est toujours fourrée dans plein de réunions et des rendez-vous un peu loufoques genre « réveillon festif devant la Bourse » la veille du 1er mai. Ca change des manifs de la fête du Travail un peu ringardes auxquelles même mon père ne va plus depuis belle lurette. Eux, au moins, ils ont l’air de bien s’amuser. Madame Latune m’a dit qu’ils avaient un journal sur Internet qui donnait plein d’informations. Mon sang ne fait qu’un tour et, à peine fini le déjeuner, je file jeter un oeil sur mon PC tout juste réparé du passage du fameux « I love You ».

Je tombe sur un grand article intitulé « désarmer les marchés  ». Ils expliquent qu’il faudrait mettre en place une taxation sur les transactions financières : la taxe « Tobin ». Cela dégagerait des sommes faramineuses qui pourraient être consacrées au développement des pays du Tiers Monde. Visiblement, cette affaire, ça réunit du monde. Il y a toute une série de comités locaux et la liste impressionnante de toutes les initiatives. La mondialisation heureuse, les bonnes nouvelles des records battus tous les jours à la bourse, de la croissance qui est de retour, des formidables progrès des valeurs technologiques, eux ce n’est visiblement pas leur tasse de thé.

Me reviennent alors en mémoire les images de ces CRS américains complètement débordés par des milliers de manifestants à Seattle à l’automne dernier. La police ricaine s’est ridiculisée devant la place publique mondiale. Les empêcheurs de businesser en rond n’ont pas fait les choses à moitié. Ils ont filé des insomnies à tous les politiques qui essaient de vendre la planète Terre aux enchères. C’est la première fois qu’une conférence internationale est fichue en l’air par des manifestations. Les chefs d’Etat des super-puissances économiques ont dû bien suer de frousse et de rage dans leurs draps en soie et leur suite à 80000 balles la nuit. Ce sont les mêmes manifestants qui ont mis le souk au sommet de Davos. Davos c’est une station de ski en Suisse, c’est tout dire ! Le club très privé de la haute société libérale, grands patrons, as des marchés financiers et autres dirigeants des multinationales, s’y réunit chaque année. Cette fois-ci, dérangés dans leur conclave, les puissants ont eu peur. Ceux qui croyaient qu’Internet ne servirait qu’à jouer en bourse et à faire ses achats « on line » doivent être déçus. D’autres ont vite compris qu’on pouvait aussi s’en servir pour relier tous ceux qui veulent contester le système. Des citoyens du monde entier peuvent échanger leurs informations, se donner des rendez-vous, et c’est comme ça qu’on finit par semer une belle pagaille.

Tout le monde n’est pas devenu gogo devant l’intox de la World Company, les gens n’ont pas tous subi la lobotomie planétaire prévue au programme. Je savoure ce moment où je découvre enfin que d’autres ont décidé de ne pas se laisser faire. Et ce ne sont pas seulement quelques hurluberlus marginaux et autres excités, c’est toute une population. Jeunes, vieux, hommes et femmes, ont décidé de reprendre le contrôle de leur destinée, ils sont nombreux. La mondialisation version profit maximal suscite une grosse contestation.

Pourtant, tous ces bouleversements dans l’organisation économique du monde ne datent pas d’hier. Ce mouvement de fond de la mondialisation libérale, il vient de loin. Au début, tout le monde a cherché à comprendre ce qui ce cachait derrière. Petit à petit, insidieusement, le doute a fait son oeuvre. Maintenant, les gens ont compris que cette mondialisation à outrance est une jungle où seuls les prédateurs survivent.

Redistribuer les richesses


Toutes ces richesses qui s’accumulent, ces masses financières énormes qui circulent à la vitesse de la lumière, presque aussi vite que prospèrent la misère et la barbarie. Je ne comprend pas qu’un truc aussi simple que cette « taxe Tobin » ne soit toujours pas entré en vigueur. Tout le monde y semble favorable, pourtant la financiarisation continue de plus belle.
En réfléchissant, je me dis qu’il y aurait tant à faire pour redistribuer les richesses. En France, par exemple, j’aimerais bien qu’on parle aussi de la justice fiscale. C’est quand même la déclaration des Droits de l’Homme qui dit que l’impôt doit être proportionnel et progressif. Chez nous, c’est tout l’inverse, les actions et autres revenus de rentier crachent que dalle en impôts tandis que le salarié lui, il cotise beaucoup plus au regard de ces moyens. Pour s’attaquer à ça, ce ne sont pas quelques petits ajustements qui sont nécessaires mais une vraie grande réforme fiscale !

Quand je vois tous ces politiques qui se gargarisent de la baisse des impôts, c’est à y perdre son latin. Ils amadouent tout le monde par le petit bout de la lorgnette de chaque reçu d’imposition individuel. Le grand champs de foire, à qui mieux mieux de la baisse d’impôt pour telle ou telle catégorie de contribuable. Ils n’ont pas trop l’air de s’interroger pour savoir à quelle portion congrue va être ramené l’Etat dans l’affaire. Et l’Etat il faudrait qu’il soit au rendez-vous pour bâtir tous les chantiers du progrès social.

Je ne paye pas encore mes impôts, mais chez moi, chaque mois de février, la maison se transforme en bureau d’expert comptable. S’y retrouver dans la masse des prélèvements, des abattements, des exonérations, c’est pire que chercher une aiguille dans une botte de paille. Je ne comprends par pourquoi on ne met pas en place un prélèvement « à la source», cela simplifierait la vie de millions de contribuables. Mais cela n’aurait de sens que si on simplifie l’imposition en revalorisant l’impôt direct, le seul qui soit juste. Evidemment, les gens ne seront pas d’accord pour qu’on revalorise l’impôt sur le revenu si on ne diminue pas en même temps les impôts indirects et qu’on ne supprime pas tous les systèmes d’exonérations sur les plus-values du capital. Et ils auront bien raison. Baisser massivement la TVA, mettre en place un taux réduit sur les produits de consommation courante, cela entraînerait certes des pertes de recettes pour l’Etat, mais elles seraient largement compensées par une hausse de la consommation et la hausse de l’imposition sur le capital. C’est normal que les gens râlent quand vient l’heure de la déclaration d’impôt. D’un côté, ils ont l’impression que l’Etat multiplie les prélèvements sournois, de l’autre, la qualité des services rendus par l’Etat aux citoyens ne cesse de régresser. Tout le monde considérerait qu’il est normal de payer des impôts si, en retour, l’Etat assurait un haut niveau de prestations notamment en améliorant la qualité des services publics.

Le changement, le vrai !


L’économiseur d’écran de mon ordinateur fonctionne depuis un bon moment, et les poissons rouges virtuels se baladent devant mes yeux. C’est bizarre cette sensation de ne plus se sentir impuissant face à un système. Mon style n’est pas vraiment celui de la tête baissée qui fonce devant, je suis plutôt rage froide. Mais quand même, là, plein d’idées me percent le crâne. Déjà comprendre le système capitaliste actuel c’est un acte de résistance. Désormais je ne me laisserai plus avoir par ces vérités sorties d’on ne sait où et qui vous font croire que le monde vit dans la fatalité des faits.

Revenus et salaires, un oeil nu sur les chiffres des masses financières et l’autre sur le monde me fait comprendre tout ce qu’il va être possible de faire désormais. Je ne veux plus entendre parler de crise, de rigueur, de patience. C’est Simone qui a raison. En finir avec la faim, le sous-développement, l’exploitation des gosses, les guerres de pauvres. La pauvreté d’ailleurs elle n’est pas qu’au Sud. Pas besoin de s’appeler Luther King pour faire des rêves. Y’en a assez de voir des mendiants, les mamans compter leurs sous à la caisse, mes potes des Bois-Fleuris sans perspectives d’avenir. Redistribuer les richesses ne ruinerait pas l’économie et rendrait des millions de gens plus heureux, plus contents de vivre ensemble. Comme dirait mon père, il est temps de taper un peu dans la poche du capital pour en donner au travail. Mais pas de mendicité, il ne s’agit pas de donner ici ou là la piécette qui soulage la conscience. Non, il faut augmenter les salaires, garantir les retraites, assurer les droits des salariés, gagner de nouvelles conquêtes sociales. Tant qu’il y a de l’argent, autant en faire profiter tout le monde.

Demain, il faudra que je parle de tout cela à la Fac. Je leur dirai qu’on peut avoir des transports en commun plus efficaces, une éducation de qualité, une sécurité garantie pour tous et partout, un hôpital sans galère. Des services publics dignes de ce nom quoi !

Quand je pense à ceux qui depuis des années en bavent, se serrent la ceinture, baissent la tête pour tenir, je me dis que là il faut pas rater l’occas’. Le changement, le vrai, on peut le faire maintenant.

Je ne veux pas avoir la tête de tous ceux qui y ont cru dans leur jeunesse et qui sont devenus sérieux plus tard. Je veux voir le monde sourire. C’est pas de l’utopie ça !

***


Épilogue

« Le suprême degré de la sagesse
c’est d’avoir des rêves suffisamment grands
pour ne pas les perdre de vue
pendant qu’on les poursuit. »
William Faulkner

Ici s'achève l'histoire de notre contribution. Maintenant commence la votre, celle de militante ou de militant socialiste.

Pour la gauche, tout change.

Nous doutons encore de l'avenir, comme si après un tremblement de terre, nous attendions les prochaines secousses. Il faut pourtant se rendre à l'évidence : la crise n'est plus ce qu'elle était. Après le temps des sacrifices et de la résistance, s'annonce enfin le temps de l'offensive et des conquêtes. La marée montante de l'emploi et de la croissance ouvre la voie à un nouveau rapport de force social.

Mais si tout change, tout continue aussi.

Le libéralisme veut organiser sa nouvelle donne. Elle n'est pas moins porteuse d'exclusions que l'ancienne. Les brèches creusées par vingt ans de chômage de masse et de martèlement libéral sur l'édifice de l'Etat Providence ne vont pas disparaître mécaniquement. Au contraire. Elles sont mêmes consubstantielles à la nouvelle phase du libéralisme qui s'engage.

Pour les puissants de ce monde, c'est d'abord le rapport de force issu de la crise qu'il faut sauvegarder. La « refondation sociale » voulue par le Medef n'a pas d'autre sens que de maintenir les avantages acquis par les patrons. La bataille est désormais engagée pour les fonds de pension contre les retraites, pour l'épargne salariale contre la hausse des salaires, pour de nouveaux contrats à durée déterminée contre de vrais contrats de travail, pour la marchandisation de tous les domaines de l'activité humaine contre les services publics. La dictature des actionnaires et de leurs récitants idéologiques n'est pas abolie. Pour les salariés, pour les victimes du système, la « modernité » de la nouvelle économie a toujours le même goût amer de l'inégalité et de l'injustice.

Pour des millions de gens sur la planète comme dans notre pays, l'urgence sociale existe. Elle est même paradoxalement plus insupportable car, désormais, la crise n'est plus là pour justifier l'impuissance à agir. Les libéraux l'ont bien compris et veulent tuer toute contestation sociale. Ils ont donc besoin des ghettos, de la précarité, de l'enfermement social, de la violence qui terrorise et pollue tout réflexion et toute solidarité. Ils savent tout le bénéfice qu'ils peuvent tirer de ces situations pour que l'accumulation toujours plus inégalitaire des richesses continue à son rythme effréné. Telle est leur volonté. Mais il n'y a aucune fatalité à ce que l'histoire aille dans ce sens.

Là est le coeur du débat entre nous. Le nouveau visage du capitalisme qui s'avance ne sera ni plus généreux ni plus chaleureux. Pour nous, c'est donc une illusion de croire que, comme au bon vieux temps, les prises d'avantages pour le salariat résulteront d'un accompagnement, aussi intelligent soit-il, de la mondialisation libérale. L'ancien compromis social est mort. Il ne renaîtra pas de ses cendres. Courir après le passé, croire qu'au bout du compte il y aura toujours une forme nouvelle de redistribution, c'est se tromper de période et se préparer à de cruelles désillusions. Ce n'est pas en s'adaptant aux règles du jeux libérales que la gauche corrigera les injustices sociales. Limiter notre projet aux seules stratégies de résistance à la déferlante libérale est caduc.

Il y a désormais de grandes interrogations sur la finalité du système capitaliste. Le doute s'insinue dans les consciences. La critique radicale est de nouveau possible. L'action retrouve ses droits, de nouvelles générations militantes commencent à affûter leur armes. A nous donc, d'être à la hauteur.

A la veille des prochaines rencontres avec le suffrage universel, la gauche peut retrouver tout son sens si elle sait répondre à ces nouvelles attentes. Etre aux côtés de ceux qui souffrent, rassembler les volontés transformatrices, faire naître une nouvelle fraternité, voilà l'orientation de combat social que nous proposons. Nous affirmons qu'en montrant ce chemin, la gauche est capable de mobiliser la société et d'ouvrir un débouché positif à l'énergie revendicative qui s'accumule sous nos yeux.
L'heure est à l'offensive. L'heure est à une action qui mobilise toute la société, qui unifie les salariés et notre peuple autour d'un nouveau projet, de nouvelles grandes conquêtes sociales et démocratiques.

Des ruptures fortes avec le passé sont possibles. C'est ce qu'attend notre héroïne. Alors mettons en pratique notre déclaration de principe qui déclare que « le socialisme moderne met les méthodes du réformisme au service de l'idéal révolutionnaire ».

A suivre...


– Premiers signataires –
Membres des instances nationales du Parti Socialiste :
Gabriel AMARD
Erik AOUCHAR
Daniel ASSOULINE
Stéphane ARRIAL
Dominique BAILLY
Delphine BATHO
Gérard BERTHIOT
Marie-Hélène BODIN
Daniel CABIEU
Yves CARROY
Françoise CASTEX
Jean-Louis COTTIGNY
Olivier DARBAS
Guy DESPORTES
Cédric DUPOND
Gérard FILOCHE
Jean-Michel FORESTIER
Stéphane FRUTIER
Samia GHALI
Yann GALUT
Ariane GUILLERM
Julien JUSFORGUES
Didier LECONTE
Véronique LOUIS
Patrick MENUCCI
Jean-Pierre NEUMAN
Gérard PERRIER
Catherine PICARD
Bernard PIGNEROL
René REVOL
Joseph ROSSIGNOL
Isabelle THOMAS
Olivier THOMAS
Nathalie SAMADI
Jacques SERIEYS
Claude TOUCHEFEU
Membres du Bureau National du Mouvement des Jeunes Socialistes :
Eric BENZEKRI
Magali ESCOT
Luc LEANDRI
Laure MASSON
Dominique SOPO
Sonia VALFORT
Membres du Bureau National du Parti Socialiste :
Harlem DESIR
Julien DRAY
Pascale LE NEOUANNIC
Marie-Noëlle LIENEMANN
Jean-Luc MELENCHON
Laurence ROSSIGNOL

LA GAUCHE SOCIALISTE
BP n°7 - 91301 Massy Cedex
Tel. 01.60.11.80.10. - Fax. 01.60.11.93.25.
www.gauche-socialiste.com
www.republique-sociale.com






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