Pourquoi commencer notre Projet par un diagnostic de la société française ? Parce que c'est à partir d'une compréhension lucide de l'état de la réalité sociale que nous pouvons bâtir une alternative politique redonnant confiance aux citoyens. Faute de prendre la mesure des mutations intervenues depuis des années, nous manquerions l'essentiel et serions condamnés à reproduire les mêmes éléments de programme sans s'interroger sur leur pertinence. Nous savons évidemment que la plupart des évolutions à l'œuvre en France, en Europe, et dans le monde, tiennent à des causes profondes. Le capitalisme mondialisé, structuré aujourd'hui par le libéralisme financier, entraîne des bouleversements profonds pour toute la planète. Ce sont un mode de production et un mode de consommation au sens large du terme qui changent. Les règles et les institutions collectives définies et mises en œuvre dans la période précédente, dans le cadre essentiellement des Etats nationaux sont en cause. C'est ainsi tout l'apport - et il a été et demeure majeur - du socialisme démocratique qui est bousculé. Nous devons désormais lutter à différents niveaux du local au mondial, et à tous les niveaux en même temps. C'est le défi du nouveau siècle. Il est bien sûr fondamentalement économique, puisqu'il s'agit d'un rapport de forces planétaire entre le capital et le travail. Mais il n'est pas que cela. La mondialisation actuelle est, en effet, un « fait total » avec des dimensions sociales, culturelles, politiques, écologiques. Elle représente pour nous autant de défis. Nos devanciers avaient l'intuition qu'il ne pouvait pas y avoir de socialisme sans internationalisme. Aujourd'hui, nous sommes au pied du mur pour fondre dans un même projet nos ambitions pour la France, pour l'Europe et pour le monde. Dans ce premier texte nous avons voulu, à partir des travaux déjà menés par les commissions nationales et les commissions fédérales, centrer notre analyse sur la société française pour mettre au jour la manière et les logiques par lesquelles les contradictions du capitalisme mondialisé sont à l'œuvre. Disons le d'emblée. Nous vivons dans une société fragmentée, profondément inégalitaire, inquiète de l'avenir, oscillant entre le repli individuel et des aspirations généreuses. Ces conditions rendent évidemment l'action publique plus difficile à mettre en œuvre. C'est cela qui nourrit les inquiétudes et le pessimisme d'un grand nombre de Français. Mais c'est ce qui explique tout autant les aspirations pour une autre société autour d'attentes simples mais essentielles une sécurité tout au long de la vie, une véritable égalité des chances, une capacité à maîtriser librement ses conditions de vie et celles de sa famille. Dans le contexte d'un capitalisme mondialisé, les réformes à faire et les mesures à prendre demanderont une forte volonté de notre part. Ce qui est parfaitement clair également est que désormais deux logiques politiques se font face: celle de la droite, qui, au-delà d'un discours compassionnel, considère que le modèle social français a vécu, prépare une société où chacun est laissé à son malheur ou à son succès ; celle des socialistes et de la gauche réformiste qui fait au contraire de l'égalité des chances le meilleur chemin pour la réussite du pays, qui ne sépare pas la production des richesses de sa juste redistribution, qui veut donner à chacun les conditions réelles de son émancipation personnelle. A rebours de ce que la droite veut nous faire croire, la France n'est pas un pays en déclin. Cette thèse est d'ailleurs une vieille idée réactionnaire, toujours émise à des fins culpabilisatrices. La France dispose des atouts nécessaires et des ressources humaines pour réussir dans le monde qui vient. Comment croire que le pays qui a la démographie la plus dynamique d'Europe, une main d'œuvre qualifiée et bien formée, des services publics de qualité, une vie culturelle exceptionnellement riche, qui est la quatrième puissance économique du monde, a la première agriculture d'Europe, l'une des industries les plus compétitives, une vitalité associative, une économie sociale dynamique, comment croire que ce pays doive abandonner ce qui constitue son identité pour convenir à on ne sait quel modèle néo-libéral ? Nous ne le croyons pas; c'est en étant fidèle à elle-même que la France trouvera les clés de son avenir. En posant ce diagnostic, nous devons être sans concession vis-à-vis de nous mêmes. Quand les socialistes ont gouverné, encore récemment, pendant cinq années, il se sont saisis - souvent avec succès - des problèmes majeurs du pays. Mais, il nous revient de reconnaître que sur certaines questions importantes, nous ne sommes allés ni assez loin, ni assez vite. Pas assez loin sur le logement, le pouvoir d'achat, ou la réforme du système fiscal. Pas assez vite sur la sécurité. Nous n'avons pas su non plus conduire suffisamment des réformes dans la durée, celles de l'Etat notamment. Surtout, nous n'avons pas assez mesuré l'éclatement de la
société et l'affaiblissement des valeurs communes. Les raisons politiques, tout particulièrement, la division de la gauche plurielle ont certes été majeures dans le résultat du 21 avril 2002, mais il a traduit aussi le délitement de notre société. Tout cela nous devons l'avoir en mémoire pour ne pas ignorer certes les difficultés de la tâche, mais plus encore pour puiser un élan plus fort en attaquant les problèmes plus à la racine, plus en amont, pour ne pas se satisfaire d'une action réparatrice aussi nécessaire soit elle. Les socialistes aujourd'hui doivent trouver une confiance en eux pour susciter l'adhésion du pays. « Comprendre ensemble » est le préalable indispensable au «vouloir ensemble». Ne brûlons pas les étapes. C'est en étant sûrs ensemble du point dont il faut partir, que nous
préparerons un projet qui ne sera pas livré trop rapidement « à la critique rongeuse des souris »… Nous avons voulu d'abord commencer par les principaux problèmes concrets qui se posent aux Français, pour caractériser ensuite clairement les politiques menées depuis presque trois ans par la droite, avant d'examiner plus précisément le contexte dans lequel nous vivons et devons agir, et de tirer, enfin les conclusions pour les propositions que nous serons amenés à faire ensemble dans les mois qui viennent.
I. Une France inquiète
Les difficultés que vivent aujourd'hui les Français sont de trois ordres : économique avec le poids du chômage, social avec des inégalités multiples et cumulatives, sociétal avec la difficulté de vivre ensemble notre citoyenneté.
1- le poids du chômageLe chômage de masse demeure, aux yeux des Français, la preuve la plus évidente des défaillances économiques de notre pays. Dans le même temps, le partage de la valeur ajoutée s'avère défavorable aux revenus du travail, donc au pouvoir d'achat de la plupart des ménages. Et notre croissance aujourd'hui est trop molle pour permettre la résorption rapide de ces fractures.
Un sous-emploi structurel
En France, les taux d'activité, c'est-à-dire le rapport entre la population active et la population
en âge de travailler, sont particulièrement bas pour les 15-24 ans et les 55-64 ans, comme si le
travail tendait à être concentré sur une seule génération de 25 à 54 ans. Cette spécificité nationale a plusieurs causes: à un bout de la chaîne une augmentation de la durée des études mais aussi les difficultés de notre système productif à intégrer des jeunes et à leur faire confiance; à l'autre bout une politique de l'emploi qui favorise le retrait précoce de la population active à l'initiative du patronat. De manière globale, le taux d'activité, atteint à peine 70 %, soit 6 points de moins que l'Allemagne. Cette situation est d'autant plus insupportable qu'elle s'accompagne de la permanence d'un taux de chômage élevé, 10 % de la population active, soit environ 2 500 000 chômeurs dont 1/3 le sont depuis plus d'un an. Les jeunes et les femmes en sont les principales victimes. Et, pourtant, de fortes tensions existent sur le marché du travail, créant des pénuries de main d'œuvre dans des secteurs d'activité dynamiques. La conjugaison d'une forte proportion d'inactifs et d'un chômage élevé explique que le taux d'emploi, qui traduit le rapport entre le nombre de personnes employées et la population en âge de travailler, reste anormalement bas en France. Notre position est d'ailleurs singulière en Europe. Non seulement le taux d'emploi est faible mais il a de surcroît fortement baissé, dans la première moitié des années 80, pour ne recommencer à croître qu'à compter de 1997. Depuis 1975 et le début de la crise industrielle, les changements se sont accumulés : chute du non salariat, augmentation massive du travail féminin, développement du temps partiel et montée des emplois précaires. Entre 1978 et 1999, quand la France créait 1,5 million d'emplois nets, elle en créait en réalité 2,5 millions à temps partiel et en détruisait 1 million à temps plein. La précarité de l'emploi est une réalité. Mais elle touche très inégalement les
salariés. Ce sont les moins qualifiés qui connaissent le plus d'instabilité.
Un partage salaires/profits défavorable aux salariés
Avec le chômage et la précarité, le pouvoir d'achat est l'une des premières préoccupations des Français, notamment des ménages modestes. Depuis l'arrivée du gouvernement de Jean Pïerre Raffarin, il a en effet augmenté de 1,4 % par an seulement en moyenne, contre 3 % l'an sous le gouvernement précédent. Le partage de la valeur ajoutée se déforme à l'avantage du capital. En effet, la masse salariale nette n'a progressé que de 0,5 % en pouvoir d'achat en moyenne depuis deux ans, pour une croissance de 1,5 % l'an. Là encore cette situation tranche avec la précédente mandature, où
les salaires réels nets progressaient de 4,5 % l'an pour 3 % de croissance moyenne. Cette répartition des fruits de la croissance qui ignore les salaires, au-delà même de l'injustice
sociale, nourrit la faiblesse de la consommation et par suite celle de la croissance. Malheureusement, la croissance ne bénéficie pas non plus à l'investissement, mais
essentiellement aux profits financiers. Le niveau déraisonnable de rendement demandé aux entreprises par les actionnaires (souvent plus de 15 %) dissuade en effet les investissements normaux. C'est l'arrêt de la recherche, la renonciation à des projets à horizon long. Un capitalisme sans projets. La mondialisation fait croire un temps que ce type de rendement peut être obtenu. C'est un leurre. Pour reprendre les termes de Patrick Artus, économiste en chef de la Caisse des Dépôts et Consignations, « le capitalisme est en train de s'autodétruire avec ce genre d'exigence ». Cette faiblesse fragilise notre économie. Elle bride notre marché intérieur à travers une évolution erratique de notre consommation intérieure. Elle contribue au développement d'un taux d'épargne anormalement élevé. Parallèlement la charge de la dette des sociétés non financières a diminué d'environ 3 points depuis 15 ans. Le bénéfice de cette baisse a été intégralement versé aux actionnaires. Il a donc totalement échappé aux salariés comme au développement du financement direct de l'investissement des entreprises. Cet accaparement par les seuls actionnaires paraît d'autant plus inacceptable que la baisse de la charge de la dette des entreprises s'explique, en partie, par la stagnation salariale, constatée depuis plusieurs années.
Une compétitivité altérée
Ce qui frappe c'est la mollesse de la croissance de l'économie française et européenne au regard du dynamisme asiatique mais aussi américain. Ce qui est préoccupant pour l'avenir, c'est le décalage entre le niveau de nos dépenses de recherche et de développement, notamment l'insuffisance des dépenses des entreprises, de nos investissements dans les technologies nouvelles, de notre enseignement supérieur par rapport, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi aux pays du Nord de l'Europe à l'Allemagne et au Royaume-Uni. Les spécialisations industrielles à l'exportation sont insuffisamment tournées vers les secteurs à forte valeur ajoutée. Notre secteur bancaire est trop rigide et trop rentier pour permettre aux
entreprises innovantes d'accéder à des financements dont elles ont besoin. Il ne s'agit donc pas d'un «déclin français» mais d'une insuffisante valorisation de nos ressources. Les atouts du pays sont trop négligés: sa situation géographique en Europe, la qualité de la main d'œuvre, la forte productivité horaire, les infrastructures de transports et de télécom, l'efficacité des services publics qui sont des déterminants de notre attractivité. Des capacités de rebond existent donc - comme nous l'avons vu en 1997 où la France était le meilleur élève de la classe européenne avec 3 % de croissance en moyenne. Mais, elles demandent de prendre à bras le corps les problèmes des conditions de la croissance et de la production des richesses - d'autant plus qu'avec la droite, depuis 2002, les déficits ont crû, passant de 2,25 % à 3,7 % du PIB et la dette de 58 % à plus de 65 % du PIB. La mobilisation de tous pour la croissance sera une nécessité pour retrouver une France, active, compétitive, capable de redistribuer plus équitablement les richesses produites.
2 - L'addition des inégalités
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