Faute d'un véritable contrôle de la part des décideurs politiques, l'administration de la ville est devenue un corps, rétif à l'innovation et à l'évaluation

Le pari des Parisiens

Dans l'est de la capitale, contre les barons politiques, se développent des expériences de démocratie directe et d'innovation sociale.

par Michel Charzat
Député de Paris (PS)
maire du XXème arrondissement.

 Tribune parue dans les pages " Débats " de Libération daté du 9 avril 1998

Une tentative de révolution de palais agite le landernau parisien depuis quelques jours. Usure, discrédit, division de la droite municipale : cette explication conjoncturelle et politique demeure insuffisante. Car les signaux émis depuis 1995 par les électeurs de la capitale sont les révélateurs d'un malaise profond et multiforme.

1995 fut l'année du mauvais réveil : le départ du Prince devenu président coïncida avec les signes avant-coureurs de la crise de la gestion municipale. La victoire des équipes de gauche dans six arrondissements sanctionna le pouvoir en place depuis une génération, pour avoir méconnu l'aspiration des Parisiens à la participation davantage que pour avoir failli à sa réputation de bon administrateur de la collectivité. En effet, la gravissime crise financière, qui obère désormais l'action de la Ville de Paris, ne sera mise en évidence qu'à partir de 1997. Maire d'arrondissement, je constate que la Ville n'entretient plus son patrimoine en bon père de famille et doit couper dans les investissements les plus nécessaires: Paris s'apprête à entrer dans le XXIe siècle tous freins serrés.

Crise politique, financière certes, mais aussi décisionnelle : la Ville de Paris, avec son budget de 35 milliards, ses 40 000 fonctionnaires et son statut particulier, constitue un Etat dans l'Etat. Plus encore que d'autres localités locales, la capitale est inspirée par une conception verticale de son intervention, symbolisée par la coexistence de grandes directions peu soucieuses de la gestion commune des territoires. Ni les orientations politiques poursuivies pendant dix-huit ans par Jacques Chirac, ni l'organisation de type préfectoral des services techniques ne l'avaient préparée à l'approche territoriale, particulièrement nécessaire dans le domaine de la politique de la ville. L'intégrité et la technicité des hommes et des femmes ne sont pas en cause ; mais comme tout système fonctionnant selon une logique exclusive, faute d'un véritable contrôle de la part des décideurs politiques, l'administration de la ville est devenue un corps, rétif à l'innovation et à l'évaluation. Dysfonctionnements et surcoûts entravent toute impulsion novatrice, au moment où la disette financière restreint les marges d'initiatives.

Alors que ses frontières se brouillent, la capitale s'efforce par un mouvement insensible, mais puissant, de basculer dans une autre dimension. Depuis plusieurs années s'est affirmée, en particulier dans le sud et dans l'est de la métropole, voués longtemps à l'obscurité du labeur, une volonté de ressourcement culturel et civique. Au Paris muséifié, conservatoire d'une ville figée dans son sommeil repu, s'est opposé le Paris des ateliers d'artistes et des scènes d'avant-garde, qui essaiment depuis Montmartre jusqu'à la Nation et Bercy. Au Paris patricien, rejetant la plèbe à la périphérie, les citoyens ont objecté une vision plus humaine, soucieuse de démocratie locale et de transparence dans la gestion des affaires publiques. Dans ces quartiers émergent une nouvelle culture et un nouvel art de vivre, énigmatiques, pleins de bruit et de fureur, mais aussi de promesses et de projets partagés.

Aujourd'hui, le pari des Parisiens ligués contre les barbons d'une culture épuisée et les barons politiques de l'Hôtel de Ville rend déjà possible l'expérimentation. Toutes les autres grandes métropoles européennes conçoivent des centres, des espaces d'expression dédiés aux nouvelles formes de l'art. Fort du talent de ses créateurs et de la diversité de ses habitants, l'est de la capitale supplée spontanément à l'immobilisme culturel des édiles. Les expériences de démocratie directe, d'innovation sociale qui s'y développent confortent l'exigence d'un Paris citoyen.

Une grande capitale ne peut se tenir en retrait de l'évolution des pratiques et des mentalités. Pour édifier le Paris de demain, la métropole des citoyens de l'Europe à venir, les novations institutionnelles mais aussi culturelles en cours doivent être généralisées. Pour penser global, il faut agir local (Edgar Morin): à Paris, plus encore qu'ailleurs, la révolution de la démocratie locale constitue la réponse raisonnable à la crise de la société urbaine comme de la citoyenneté.

La gestion de proximité accroît indubitablement l'efficacité des politiques publiques et des financements. Elle permet, en installant l'agora au coeur de la cité comme des cités, d'élargir la participation à la vie publique aujourd'hui trop censitairement réservée à des élites convaincues de leur supériorité sur la multitude. C'est dans les conseils de quartier que se forgent les projets fédérateurs, dans les conseils d'enfants que l'on apprend à dialoguer. C'est avec les régies de quartier, avec les associations que l'on agit le plus utilement pour la prévention et la solidarité.

C'est en accroissant le cercle des citoyens actifs que l'on ressource la démocratie, que l'on fait barrage au populisme et à la xénophobie, que l'on peut renouer avec la vocation à l'universalisme de la capitale. Ainsi se forgera, jour après jour, le projet d'un nouveau contrat pour la vie dans la ville.



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