Une avancée dans la démocratie à l'échelle de l'Europe

Joseph Borrell


Point de vue d'Josep Borrell Fontelles, président du Parlement européen, paru dans le quotidien Le Monde daté du 23 novembre 2004


 
Du terme " historique ", nous abusons tous parfois pour valoriser un événement important. C'est pourtant à bon escient qu'il fut très souvent utilisé pour qualifier le rôle inédit joué par le Parlement européen dans la formation de la nouvelle Commission, présidée par José Manuel Barroso.

Le Parlement a exprimé sa volonté et a su la faire respecter.

Le 27 octobre, M. Barroso a compris qu'il n'aurait pas un appui politique suffisamment fort et a demandé un délai pour remanier sa proposition de collège des commissaires européens. Et, le 18 novembre, le Parlement européen a investi la nouvelle Commission Barroso par 449 voix pour, 149 contre et 82 abstentions. Quelles leçons tirer de ce moment fort de démocratie parlementaire européenne ?

Avant le 27 octobre, de nombreux commentateurs ont considéré les auditions comme une simple et inutile formalité, considérant le Parlement européen comme un " tigre de papier ". Puis on a parlé à ce propos de " crise institutionnelle ". Je récuse cette analyse. A mes yeux, les auditions étaient loin d'être une formalité, et le report de la Commission Barroso n'a pas ouvert une crise. Il y a crise lorsque surgit une situation imprévue, et dont on ne sait comment sortir. Celle-ci fut nouvelle, mais parfaitement prévisible. Elle se serait produite un jour ou l'autre. Et elle trouva son issue en un délai très bref, inférieur à un mois.

D'aucuns croyaient ou voulaient que ce pouvoir ne soit qu'une formalité. Mais quelle serait cette démocratie européenne que nous construisons pas à pas si les pouvoirs attribués n'étaient jamais réellement exercés ? Une démocratie de façade. Quel serait ce Parlement européen directement élu par les citoyens s'il ne faisait qu'obtempérer aux ordres des gouvernements nationaux ? Une chambre d'enregistrement.

A quoi correspondrait l'examen parlementaire des capacités et des choix politiques des candidats commissaires, d'abord par écrit, puis par auditions publiques, si lesdits candidats étaient soutenus quel que soit le résultat de ce travail démocratique ? A un " talk-show " plus ou moins amusant. Un examen de passage sans sanction possible. Le débat a beaucoup porté, même si ce n'était pas exclusivement, sur des sujets de société extrêmement sensibles : la question cruciale de la politique d'asile et d'immigration, le rôle des femmes dans la famille et le travail, la non-discrimination des personnes en raison de leurs préférences sexuelles, la relation entre éthique et politique.

Dans une Europe qui vient de se doter d'une Charte des droits fondamentaux, il est normal que l'on débatte de ces sujets-là. Mais le Parlement européen n'a jamais discriminé quiconque en fonction de ses croyances. Si un non-croyant ou un musulman avait tenu les mêmes propos, il aurait suscité le même refus.

Le Parlement européen n'a fait rien de moins et rien de plus que son travail institutionnel et politique.

Il était normal, d'ailleurs, que des opinions s'expriment en faveur ou contre les positions exprimées par certains commissaires. Le Parlement était objectivement divisé mais, quelles que soient ses appréciations à l'égard de tel ou tel commissaire désigné, tout le monde s'accorde aujourd'hui pour dire que son rôle institutionnel s'est renforcé. Lors du débat que nous avons eu le 17 novembre, la quasi-totalité des présidents des groupes politiques, M. Barroso lui-même ainsi que le président du Conseil européen - le premier ministre des Pays-Bas, Jan Peter Balkenende - se sont exprimés en ce sens.

De même, et quelles que soient les opinions en la matière, le débat a démontré que notre Union, au-delà de ses caractéristiques économiques, est basée sur des valeurs fondamentales communes. Je crois sincèrement que le Parlement a contribué à renforcer les valeurs sur lesquelles l'Europe est fondée.

Telle fut d'ailleurs l'onde qui porta l'écho des débats du Parlement européen. Jamais la formation d'une Commission n'avait suscité une telle attention publique, une telle couverture par les médias et une telle attention des citoyens eux-mêmes.

On reproche souvent à " Bruxelles " ou à " Strasbourg " d'être un univers clos, incompréhensible, technique. Réjouissons-nous qu'il ait été ouvert, accessible, politique. Je souhaite que la vie parlementaire trouve d'autres occasions de porter ses débats sur la scène publique européenne. Alors, nous retrouverons de plus nombreux citoyens pour participer aux élections européennes.

On aurait tort de relire cette histoire comme celle d'une lutte de pouvoirs entre la Commission et le Parlement. Chacune de ces deux institutions sait très bien qu'elle n'a aucun intérêt à affaiblir l'autre - au contraire. L'Europe a besoin d'un Parlement crédible et d'une Commission forte. Nous les avons aujourd'hui plus qu'hier. Les Parlements vivants et puissants ne sont pas ceux qui dominent excessivement les gouvernements, mais ceux qui savent travailler en synergie avec eux, chacun exerçant pleinement son rôle.

En fait, Parlement et Commission sont complémentaires. Dans toute l'histoire de la construction européenne, ils ont, presque toujours, agi de concert. L'un et l'autre incarnent l'intérêt général européen. L'un et l'autre tirent leur légitimité du dépassement des considérations nationales. Les commissaires viennent des Etats, mais ils se doivent d'être indépendants d'eux. Les députés européens sont élus dans les espaces nationaux, mais pour aussitôt siéger dans des groupes politiques européens, où les nationalités se mêlent et sont dépassées.

Durant les événements de cet automne, le Parlement n'a jamais eu la volonté d'affaiblir la Commission. Et, à l'arrivée, il l'aura renforcée. Parce qu'elle bénéficie d'une investiture beaucoup plus large que celle qu'aurait peut-être pu obtenir la première Commission proposée. Parce que les modifications apportées permettent une meilleure adéquation entre compétences et capacités, même si certains groupes politiques et membres individuels du Parlement européen ne les ont pas considérées comme suffisantes. Parce que l'opinion européenne, relayée par les élus européens, a été prise en compte. Et qu'est-ce que la démocratie sinon le gouvernement de l'opinion, la conduite de la politique en fonction de la volonté du peuple ?

Sur le plan national, tout le monde, ou presque, en est désormais convaincu. Il était grand temps que cela prenne aussi forme pour notre Europe.


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