L'Europe bloquée

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans l'hebdomadaire L'Express daté du 19 janvier 2004


 
On nous dit : l'échec du sommet de Bruxelles sur la Constitution européenne est une catastrophe pour l'Europe. Est-ce si sûr ? Sur le fond, cette Constitution aurait institué une cohabitation entre le président de la Commission et celui du Conseil européen. Ce système bancal, dont la France a subi les effets néfastes, était non pas instauré comme une transition, mais établi de manière quasi définitive. Il aurait fallu, en effet, une impossible unanimité pour le modifier. Doit-on, donc, pleurer ? Doit-on, aussi, regretter un dispositif qui nous interdisait de dégager un noyau dur autour de l'euro ? Il devait avoir l'aval de tous, et l'on imagine mal que les pays ayant refusé d'entrer dans l'euro, comme la Grande-Bretagne ou la Suède, permettent aux autres de s'organiser sans eux d'une manière plus étroite. Comme l'a fort bien dit Robert Badinter, auteur, lui, d'une vraie proposition de Constitution européenne, le projet Giscard était, en fait, un carcan. Nous avons fendu l'armure, c'est très bien.

Sur la forme, nous touchions également les limites de la stupide fuite en avant de nos hommes politiques depuis dix ans. Incapables de perdre volontairement une parcelle de leurs petits pouvoirs nationaux, ils ont choisi l'élargissement avant l'approfondissement des institutions et engagé une démarche qui conduisait à un inévitable blocage. Nous y sommes.

Absence d'une position commune sur l'Irak, fissuration du pacte de stabilité (qui montre que les traités sont faits pour ne pas être respectés), échecs successifs des sommets de Nice et de Bruxelles : l'Europe est bloquée parce que les motivations profondes des pays qui la composent ne sont plus homogènes, ni même convergentes. Les six pays fondateurs voulaient construire une entité européenne forte et unie. L'Espagne et le Portugal, ainsi que les Scandinaves, se sont joints à nous parce que cette perspective leur semblait logique. La Grande-Bretagne, parce qu'elle ne supporte pas une puissance à sa porte sans en être. Pour les pays de l'Est, c'est autre chose. Dans un célèbre discours, Vaclav Havel, ancien président tchèque, avait défini ses priorités: l'Otan d'abord, l'Europe ensuite. Pour les pays de l'ex-bloc soviétique, l'amitié et le soutien des Etats-Unis sont une priorité absolue, car elle seule garantit qu'il n'y aura pas un « retour des Russes ». L'entrée dans l'Union européenne ne vient qu'ensuite, pour qu'ils puissent bénéficier des subventions et, pensent-ils, assurer leur développement. Mais ils ne sont pas prêts à perdre un pouce d'une indépendance politique durement acquise.

Un tel assemblage ne peut durablement fonctionner. Aussi faut-il revenir au double cercle: une Europe fédérale au cœur, organisée autour de l'euro, dont la capitale serait Francfort ou Strasbourg. Une Union confédérale organisée autour de Bruxelles. Seule l'excentration des capitales-cœurs peut donner de l'énergie au système, le débureaucratiser, et surtout faire renaître l'énergie constructive des pionniers.
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