Si le non gagne,
Bush gagne

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du 12 octobre 2004


 
« En toute chose, il faut considérer la fin », écrit La Fontaine. Quelle conséquence peut-on attendre d'un vote négatif des socialistes français au projet de traité constitutionnel européen ?

Ou bien ce vote n'a pas d'influence sur le vote de la France qui approuverait le traité, ou bien ce vote conduirait la France à dire non à son tour.

Si l'éventuel non socialiste n'empêchait pas la France de dire oui, ce serait un coup d'arrêt dans le processus de reconquête de l'opinion qu'a entrepris le Parti socialiste sous l'impulsion de François Hollande.

Si, à l'inverse, un éventuel non socialiste entraînait un non français, ce serait une victoire des souverainistes de Le Pen, Villiers ou Chevènement. Mais, la France, comment sortira-t-elle de cette épreuve ?

Contrairement à ce que je lis ici et là, le non français ne provoquera pas une crise en Europe. La France n'est plus celle, qui, du temps de Giscard ou de Mitterrand, était un moteur de l'Europe, son influence s'est considérablement affaiblie. Notre position sur l'Irak, certes juste, a été prise avec une telle brutalité et un tel manque de considération pour nos partenaires, surtout les pays entrants, que la France n'a plus son rayonnement d'hier. Hier, le Premier ministre français avait pu imposer pour la France le commissaire européen au Commerce Pascal Lamy et celui à la Politique structurelle Michel Barnier. Les deux commissaires français formaient avec Mario Monti le trio des commissaires puissants de la Commission. Aujourd'hui, on a offert à la place un strapontin de commissaire aux Transports et la France l'a accepté.

Sachons-le bien, si la France dit non, l'Europe ne s'arrêtera pas, nous reviendrons tout simplement à l'inextricable traité de Nice. L'Europe mettra peut-être en marche la préparation d'un nouveau traité. Mais, cette fois, avec un président et une commission de droite et une majorité de droite en Europe. Et le nouveau traité sera inévitablement plus libéral que celui qu'on nous propose aujourd'hui. Toutes les avancées obtenues depuis dix ans, en matière sociale ou de régulation économique, seront érodées. Le Parlement européen n'aura pas, comme le lui permettra le traité, le pouvoir de contrôler la commission. Le commissaire au Commerce, Peter Mandelson, pourra à sa guise laisser l'OMC accentuer son inclination libérale, qui conduira par exemple à marchandiser la culture et l'éducation (comme il nous l'avait déjà proposé il y a sept ans !).

Et l'Europe continuera, non plus autour d'un axe franco-allemand garant des avancées sociales comme depuis la fondation de l'Europe, mais sur un axe italo-britannique très libéral. Très libéral et proaméricain. Car, ne nous y trompons pas, en cas de non français, c'est Bush qui serait le grand vainqueur. Les pays entrants, terrorisés aujourd'hui par la renaissance de l'ours russe sous la houlette de Poutine, verront plus que jamais l'Amérique comme le seul garant de leur sécurité.

La France, leader des empêcheurs de tourner en rond, sera affaiblie en Europe. L'« axe du Bien » Blair, Berlusconi, Baroso reprendra des couleurs. Et puis, cette Europe, qui est la concurrente commerciale n° 1 des Etats-Unis, aura affiché ses divisions et restera empêtrée dans son organisation interne alors qu'un ami anglais la représentera à l'OMC. L'Europe se vassalisera inévitablement à l'Amérique et à l'Otan. Voilà les conséquences qu'aurait un non français.

C'est pourquoi, paradoxalement, le débat actuel est utile. Nous n'ignorons pas, bien sûr, qu'il a été déclenché avec des arrière-pensées plus que par une pensée, par une ambition plus que par des convictions, mais il ne faut pas s'arrêter là, il faut saisir l'occasion pour débattre de l'Europe et du contenu du traité constitutionnel. Car il est incontestable que la construction européenne a trop été confisquée par des experts, par leur vocabulaire abscons et par les technostructures de tout poil. C'est pourquoi il existe des réactions d'allergie à l'Europe qui peuvent être la source de blocages et de craintes qu'il faut entendre et comprendre pour les dissiper.

Dans ce débat qui s'engage, je voudrais insister sur le fait que l'Europe se construit progressivement et que, si les traités en constituent la trame, la substance se bâtit par le combat de tous les jours.

Lors de Maastricht, nous étions mécontents car rien n'était prévu pour contrebalancer la Banque centrale européenne, signe d'un libéralisme sans contrôle. Grâce à une lutte opiniâtre et une proposition faite par Lionel Jospin lors du traité d'Amsterdam, nous avons aujourd'hui la mise en place de l'amorce d'un gouvernement économique avec Jean-Claude Juncker(1). Le combat continue, mais, de ce fait, l'Europe de demain sera déjà moins libérale que celle d'hier !

L'accord de Schengen donnait de trop grandes facilités aux trafics, mafias et terroristes, les réunions des ministres de l'Intérieur et de la Justice ont permis de faire triompher le bon sens et la sécurité en le transformant totalement. Malgré la technostructure bruxelloise et ses conceptions archaïques, nous avons réalisé l'harmonisation européenne des diplômes universitaires, etc.

Dans la rédaction même du traité constitutionnel, les luttes menées par les plus critiques depuis un an ont réussi à modifier le traité dans le bon sens, par exemple en mettant comme perspective le plein emploi, en permettant la création de coopérations renforcées sans unanimité et une organisation économico-financière libre pour les pays de l'euro, en laissant les Etats organiser leurs services publics comme ils le souhaitent. Toutes modifications qui ont emporté mon adhésion.

Alors, on nous dit : mais il manque le volet social et l'harmonisation fiscale.

Sur le plan social, rappelons un principe simple. Les progrès sociaux ne s'octroient pas, ils se conquièrent. C'est ce qui s'est passé en Espagne et au Portugal après leur adhésion, c'est ce qui se passera pour les nouveaux entrants.

Bien sûr, il faut que les traités permettent ces conquêtes. Ce traité les permet plus qu'aucun des traités précédents. C'est à travers les conquêtes sociales, soutenues par les peuples des divers pays, que se fera une certaine harmonisation des coûts du travail et des taxes, et pas par une harmonisation fiscale imposée par le haut qui voudrait augmenter les impôts dans certains pays et serait donc repoussée par les citoyens de ces pays. De telles harmonisations fiscales n'existent dans aucun pays fédéral, même pas aux Etats-Unis !

Ce débat nécessaire, les socialistes doivent le mener auprès des Français, sans se confondre avec la droite qui poursuit d'autres objectifs, mais aussi avec leurs partenaires socialistes européens, sans qui rien ne sera possible demain. On ne peut se dire européen et penser qu'on a raison tout seul contre tous les autres ! Contre la confédération des syndicats, contre tous les partis socialistes.


(1) Le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker a été nommé le 10 septembre président de l'Eurogroupe, l'instance informelle qui réunit les ministres des Finances de la zone euro.
© Copyright Libération


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]