C'est la faute à Chirac

Claude Allègre

Entretien avec Claude Allègre, ancien ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie (1997-2000), paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du jeudi 12 juin 2003
Propos recueillis par Caroline Brizard


 

Pensez-vous que des enseignants puissent faire la grève du bac ?
Ce serait très grave. Ils prendraient le risque de se mettre la population à dos. Selon moi, si les syndicats avaient tous ouvertement appelé à cette grève, ils seraient morts. Une grande majorité des enseignants ne peuvent les suivre. Cela reviendrait à déchirer leur feuille de route.

Aviez-vous anticipé l’ampleur de ce mouvement qui a gagné une grande partie des établissements scolaires au troisième trimestre ?
Non. Et je suis étonné par la banalisation de la grève. Je pense que l’on a toujours trop cédé aux syndicats. Les syndicats ont appelé à la grève avec tous les ministres de l’Education nationale depuis vingt ans: Chevènement, Monory, Jospin, Bayrou, moi-même et Ferry. Seul épargné, Jack Lang, mais avec beaucoup d’argent à la clef pour acheter la paix sociale. A chaque issue de conflit, le Snes, le principal syndicat du secondaire, grand orchestrateur des mouvements, raflait quelque avantage (jours de vacances, nouveaux postes), souvent au détriment des élèves.

Ce mouvement pourtant ne ressemble pas aux autres !
Quelque chose a changé, c’est vrai. La violence des réactions de la rue m’a surpris. Elle semble disproportionnée. Car, contrairement à ce qui se dit, les ministres Ferry et Darcos ne lancent pas une grande réforme. La décentralisation des personnels non enseignants est un serpent de mer, déjà évoqué en 1982 par Gaston Deferre et Pierre Mauroy quand ils ont fait leur loi de régionalisation. Quant aux retraites… Ceux qui ont à se plaindre, ce sont les salariés du privé. Lorsqu’on traîne des gamins de stage en stage, qu’on les embauche à 30 ans, et qu’on les met en préretraite à 55 ans, on ne voit pas comment ils vont avoir leurs quarante-deux annuités. Ceux-là ont de quoi être inquiets.

Pourtant, le tandem ministériel qui fait les frais de cette mobilisation avait tout pour réussir. Ils sont tous les deux professeurs, Luc Ferry, de philosophie, Xavier Darcos, de lettres. Un meilleur dialogue avec les enseignants aurait-il pu se nouer ?
Une remarque : plus qu’un enseignant, Ferry est surtout un intellectuel, qui écrit des livres intéressants. Quant à Darcos, son crédit auprès des professeurs a été parasité par sa mésentente avec son ministre. Au-delà des querelles de personnes, c’est Chirac qui est en cause. Chaque fois qu’il a été aux commandes, comme Premier ministre, ou comme président, il a matraqué la recherche et l’éducation, au profit de la police et de l’armée. Pour en apporter une nouvelle preuve, la baisse du budget de l’Education nationale est encore plus forte que celle annoncée en septembre dernier. Personne ne s’est étendu sur le sujet.

Comment cela ?
Cette baisse se manifeste par le biais de réductions de subventions en cours d’année. Ou par le non-pourvoi des postes annoncés aux concours. Le gouvernement Raffarin a fait le pari qu’il y avait trop de gaspillage, et que les économies forcées obligeraient à rationaliser les dépenses ! C’est allé loin. Jusqu’aux fonds sociaux destinés au paiement de la cantine dans des quartiers pauvres, qui n’ont plus été distribués.
Mais personne ne peut couper à cette réorganisation. Lorsque j’étais moi-même ministre de l’Education nationale, je m’étais engagé à mettre de l’ordre dans les dépenses. A supprimer les trois quarts des options à 2 ou 3 élèves, pour redéployer ces postes sur des disciplines fondamentales, à diversifier les moyens suivant les difficultés sociales ou les disciplines, etc. Mais pas question pour autant de baisser le budget !

Les professeurs craignent qu’à terme les services de l’Education nationale ne soient régionalisés, voire privatisés.
Des milliers d’élèves n’ont pas classe depuis des semaines parce que leurs professeurs fantasment sur la privatisation de l’Education nationale. Mais sur quoi se fondent-ils pour le croire ? Je me suis justement battu à Bruxelles avec mes collègues italiens et allemands de l’époque, pour que l’Education soit exclue des négociations de l’Organisation mondiale du Commerce, et qu’elle ne devienne pas une marchandise comme une autre.

Mais c’est un risque, expliquent les tracts syndicaux.
Je pense qu’il y a une minorité de gauchistes, très remontés, qui diabolisent le patronat, et le profit, et qui gardent une vision préhistorique du service public d’éducation. Ceux-là murent l’entrée des collèges, brûlent le livre de Ferry sur la place publique, comme à Rodez. Et une majorité d’enseignants les suivent, parce qu’ils ne savent pas comment exprimer autrement le malaise qu’ils éprouvent dans leur métier.

Comment analysez-vous ce malaise ?
Depuis trente ans, les enseignants ont résisté à toutes les réformes qui leur ont été proposées. Ce n’est pas normal. Cela les dessert.

Les conditions du métier ont beaucoup changé…
Oui et une partie des enseignants n’y est pas préparée. Les jeunes profs qui ont grandi dans un quartier bourgeois ne sont pas prêts à affronter les conditions d’un poste dans une banlieue difficile. Psychologiquement, ou parfois même physiquement, ils ne sont pas toujours assez costauds. Et leur public n’est plus cette élite sélectionnée, mais le tout-venant des élèves. Autre déconvenue.

Ces professeurs se plaignent de ne pas savoir comment faire réussir ce public hétérogène. Ils sont frustrés, découragés par leurs échecs.
Rien ne leur sert de pleurer sur le passé révolu des classes homogènes. Ce sont leurs élèves d’aujourd’hui qu’ils doivent faire réussir. « Il n’y a pas d’échecs scolaires, il n’y a que des échecs pédagogiques », disait ma mère, qui était institutrice.

Les difficultés scolaires de certains élèves sont une cruelle source de découragement ?
Je pense qu’il ne faut pas faire entrer au collège ceux qui ne peuvent pas suivre. Il faut rétablir un examen de lecture et d’expression orale pour l’entrée en sixième. Quand vous jetez à l’eau quelqu’un qui ne sait pas nager, il va se noyer. C’est exactement ce qui se passe pour un élève qui maîtrise mal la lecture et l’écriture. Si vous le lâchez en sixième, il va couler. Mais cet examen ne pourra être accepté que s’il est imposé par les professeurs eux-mêmes.

Il y a aussi, pêle-mêle, la perte de statut, l’isolement…
Avec cette mobilisation interprofessionnelle inédite, nous vivons la troisième mi-temps de l’élection présidentielle du printemps 2002. Les gens, et notamment les professeurs, ont voté à droite l’an dernier pour faire élire Chirac, mais surtout pour barrer le passage à Le Pen. En aucun cas il s’agissait d’un chèque en blanc au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Chirac a fait une faute en appliquant le programme du premier tour, comme s’il était porté par une forte majorité de droite. La virulence du mouvement social, marqué à gauche, est une manière de lui rappeler qu’il a une sorte de légitimité par défaut.

C’est ce qui anime la direction du Snes, en particulier…
La direction syndicale du Snes, le principal syndicat de l’enseignement secondaire, est encore très marxiste, alors que la base est plus variée. Pour la direction, la seule façon de la tenir est de faire de l’ultracorporatisme. Cette stratégie a été efficace.

L’Education nationale semble frappée d’immobilité. Vous y voyez l’expression de la puissance des syndicats ?
Le Snes, en particulier, est un syndicat qui a des moyens considérables. Il dispose de 1 millier de personnes payées par l’Etat pour faire de l’information syndicale et d’un budget de 50 millions de francs. Il a pris l’habitude de cogérer l’Education, en freinant toute tentative de modernisation du métier.

En 2000, le Snes a provoqué votre départ. Là, il semble demander la tête de Ferry et celle de Darcos, comme gages de pouvoir.
Beaucoup de gens font des parallèles entre ce qui s’est passé en 2000 et les mouvements sociaux de ce printemps. Or cela n’a rien à voir. En 2000, j’avais beaucoup réformé (mise en place des aides-éducateurs, de l’aide à l’élève, des travaux personnels encadrés, de la licence professionnelle à la fac, le Salon de l’Education qui fait pénétrer les nouvelles technologies à l’école…). Le Snes s’était battu contre ces réformes, et il avait fini par avoir ma peau.
Là, c’est le contraire. Xavier Darcos et Luc Ferry ne réforment pas. Ils ne touchent pas au système d’enseignement, qui a pourtant besoin de s’adapter aux temps modernes. La seule chose qu’ils ont faite, et c’est une blessure pour moi, est de supprimer les aides-éducateurs, ces sortes de grands frères placés auprès des instituteurs pour les aider dans leurs tâches. Darcos voulait les garder. Ferry a cru bon de les supprimer… pour faire plaisir au Snes.

Ils ne réforment pas, peut-être, mais ils mettent un million et demi de personnes dans la rue. Comment imaginez-vous la suite ?
Je suis pessimiste. L’Education a besoin de vraies réformes. Ce qui ne pourra pas se faire, hélas, sans affrontements. Il faudra que le gouvernement qui les fera tienne bon. Mais ce n’est pas d’actualité aujourd’hui. Même si le blocage est réel. Car Raffarin ne veut pas retirer son projet de décentralisation, il est là pour ça. Sinon, il saute.

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