Enseignants,
je suis des vôtres !


Point de vue de Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale, paru dans le quotidien Le Monde daté du mardi 15 décembre 1998

 

Le service public, c'est le fondement de l'État. Mais le service public républicain, c'est plus que cela : l'affirmation quotidienne, dans la vie des citoyens, que l'État cherche à établir l'égalité entre eux. Egalité devant la justice, dans la protection des personnes et des biens, devant l'instruction, devant la maladie, devant la retraite. Egalité encore entre les territoires, ceux des villes et ceux des campagnes.

On comprend que ceux qui souhaitent un monde où la logique ne serait que marchande, qui rêvent d'une société de pur marché, cherchent à détruire les fondements des États-nations et donc les services publics, rompant par là même le lien organique entre les États et les citoyens, remplaçant d'un coup la démocratie représentative par la technocratie marchande sans patrie.

Bien sûr, on peut discuter du périmètre des services publics. Suivant les époques, il peut évoluer. Mais il existe un cœur, un centre qui ne peut pas être laissé au marché, au risque de détruire la République et l'ensemble des valeurs qui la fondent. Dans ce cœur, il y a l'éducation nationale, dont j'ai l'honneur aujourd'hui d'avoir la responsabilité.

Etablir l'égalité des chances pour tous, effacer l'influence de l'origine sociale dans l'acquisition du savoir, furent des objectifs au centre des grandes batailles républicaines, de Condorcet à Jules Ferry. Que devient la République si elle n'offre plus l'éducation gratuite à tous, sans souci de fortune ou d'origine ? Si elle ne fait pas émerger les élites en fonction de leurs capacités et non pas de leur naissance ?

Hier, on pensait que l'uniformité des critères était la garantie de l'égalité des chances. Aujourd'hui, on sait que les talents sont divers, multiples, que les formes d'intelligence sont variées et que l'égalité est synonyme de diversité.

Hier, on pensait que l'école devait tout apprendre en une fois et par là même établir une hiérarchie sociale juste, puisqu'elle était fondée sur les concours et l'élitisme républicain. Aujourd'hui, on sait que les choses sont plus complexes, que toute sélection trop précoce favorise les phénomènes d'héritages culturels ou de fortune, que l'on ne peut pas tout apprendre à l'école et qu'il faut instaurer l'instruction, la formation, tout au long de la vie.

Ces évolutions ne remettent pas en cause les fondements et les objectifs de l'école républicaine dont le rôle reste l'apprentissage de la citoyenneté, l'intégration des enfants, des adolescents, de toutes origines, et l'égal accès aux savoirs dans la diversité des personnalités, des situations.

Or cette école, le cœur de la République, est aujourd'hui elle aussi menacée. Le service public d'éducation n'est plus menacé par un enseignement confessionnel sectaire. Encore que la laïcité doive toujours être défendue sans défaillance. Au nom de l'efficacité, il est menacé par toute une série d'entreprises marchandes qui prennent des formes multiples. Ici, elles empruntent le visage moderne des nouvelles technologies pour proposer des cursus privés sur Internet ; là, elles s'emparent de la formation continue pour établir des " brevets de compétences " préparés librement et reconnus par les entreprises comme " équivalents " des diplômes. Ailleurs, il s'agit d'une autre " industrie " des cours particuliers, greffée sur l'école publique, et qui se présente comme le seul recours à l'échec scolaire.

L'internationalisation des échanges, le retard dans les politiques d'harmonisation des diplômes à l'échelle mondiale, permettent de craindre l'extension de ces pratiques. Nous ne les laisserons pas se développer sans réagir.

Le diplôme est un monopole du service public d'éducation et le restera. A condition de ne pas le confondre avec tel ou tel exercice formel, d'y intégrer la validation des acquis professionnels, de généraliser le système des unités capitalisables, le diplôme reste le meilleur moyen de reconnaître les qualifications, y compris professionnelles. Lui seul garantit la mobilité sociale et la protection salariale à celui qui le possède.

Cela est bien établi en ce qui concerne la formation initiale, et doit être le fondement de la formation continue républicaine. Formation continue diplômante, assurée et garantie par l'éducation nationale en coopération bien sûr avec le monde du travail et de l'économie.

Une série de tests de compétences épars, additionnés, juxtaposés, ne constitue pas une formation cohérente et encore moins une éducation. La globalité de l'enseignement, qu'il soit général ou professionnel, est la seule garantie de l'indépendance intellectuelle et de la formation citoyenne.

C'est pourquoi l'harmonisation européenne des diplômes universitaires, et donc scolaires, est une entreprise indispensable. C'est au nom des principes républicains que nous refusons une université financée par les seuls droits d'inscription. Parce que nous avons des grandes écoles où l'entrée est soumise à une sélection précoce, nous voulons conserver une université sans sélection à l'entrée, au nom de la diversité, donc de l'égalité des chances. Les universités privées, payantes, concurrentielles, ne correspondent ni à nos traditions ni à nos principes.

Parce que nous sommes décidés à résister aux attaques externes, nous voulons aussi rénover de l'intérieur notre système d'éducation nationale pour le renforcer.

C'est vrai, l'idéal de l'école républicaine s'est peu à peu érodé. L'égalité des chances n'est plus assurée dès lors que la réussite scolaire avec mention au niveau du bac repose souvent sur le soutien particulier que les parents peuvent offrir. Alors que le nombre d'élèves de l'enseignement supérieur atteint 2 millions, marquant par là l'extraordinaire démocratisation de l'accès aux études, le nombre de fils d'ouvriers et d'employés décroît parmi les reçus aux très grandes écoles. Même si leur nombre a fortement diminué, que dire aussi des 50 000 jeunes qui sortent chaque année du système éducatif sans aucun diplôme, ni aucune qualification ?

Pour que le service public d'éducation soit à la hauteur des enjeux du siècle nouveau, il faut qu'il se modernise, qu'il réponde à de nouvelles aspirations sociales légitimes, sans pour autant abandonner ses principes. Pourquoi le service public serait-il victime d'une organisation lourde, centralisée, ayant des temps de réaction trop lents et une réglementation paralysant les initiatives créatives des acteurs ? Pourquoi ne pas y introduire souplesse et plus de responsabilités individuelles  ? Déconcentrer, débureaucratiser, sont ici les maîtres mots.

Déconcentrer, c'est mettre la décision plus proche des gens, c'est revenir à l'esprit de Jules Ferry qui refusa le concours national d'insituteurs et créa une école normale par département, faisant pénétrer l'école au cœur de la France profonde. Débureaucratiser, c'est permettre aux acteurs du système éducatif le droit à l'innovation, à la création, dans le cadre bien sûr d'une harmonisation nationale, mais qui soit un guide et non une contrainte rigide et tatillonne.

Moderniser, c'est, par exemple, intégrer pleinement les nouvelles technologies comme des outils pour renouveler l'enseignement, pour aider l'enseignant aussi bien que l'élève. Pour faire la synthèse entre la civilisation de l'image et l'indispensable culture de l'écrit. Pour permettre une qualité nouvelle de dialogue entre enseignants et faire naître des réseaux éducatifs effaçant les distances géographiques. Ces réformes indispensables sont en cours au bénéfice de tous. Car moderniser un service public et notamment l'école doit tout à la fois profiter au public auquel s'adresse ce service, ici à l'élève et aux parents, mais aussi à ceux qui font fonctionner le service, à savoir les enseignants, les chefs d'établissement et les personnels non enseignants.

L'élève est le centre du système éducatif ; toute réforme doit être faite pour lui et le répéter n'est pas inutile. L'enseignant, lui, est acteur ; sans son adhésion, rien n'est possible. Je le sais. Dans la dualité fondamentale qui fonde l'école et qui demeure le dialogue maître-élève, mon souci est que toutes les réformes profitent à l'un comme à l'autre. Gagnant gagnant.

Je ne veux pas qu'il y ait de malentendus, je tiens à dire et à répéter à tous ceux qui dans la réalité quotidienne incarnent le mot " enseigner " que je suis l'un des leurs. J'ai consacré l'esssentiel de ma vie à ce métier. Je les estime et les respecte. Je suis familialement immergé parmi eux depuis mon enfance. Je connais leurs difficultés mais aussi leur légitime fierté d'exercer le plus beau des métiers. Je crois en eux. J'ai passé, au côté de Lionel Jospin, beaucoup de temps afin que leurs salaires soient revalorisés. Je veux que leurs conditions de vie et de travail soient à la hauteur des ambitions que j'ai pour l'école. C'est ma priorité.

L'intérêt que je porte à la condition enseignante, à celle des chefs d'établissement et des personnels ATOS à travers les missions confiées à Daniel Bancel, René Blanchet et Jacques Soulas est l'indispensable complément à l'intérêt porté à l'enfant.

Les grandes réformes pédagogiques que nous avons entreprises, l'Ecole du XXIe siècle, la réforme pédagogique de l'enseignement des lycées, la rénovation de l'enseignement professionnel demain, la réforme des collèges que mène Ségolène Royal, sont toutes tournées vers l'égalité des chances. Ce mot n'est pas pour moi un slogan, c'est ce qui guide toute mon action depuis que j'ai la responsabilité de l'éducation nationale.

L'aide à l'élève en petits groupes, l'accès pour tous à la culture, au sport, aux langues étrangères, le souci de donner à tous une formation en même temps qu'une instruction et une éducation, la modernisation des approches pédagogiques seront autant d'initiatives qui mettront notre école de la République au premier rang de tous les systèmes éducatifs du monde. Le cap est tracé. Je sais que l'éducation nationale est capable de relever ce défi.

Dans le même temps, ces réformes vont permettre de discuter l'aménagement du temps de travail des enseignants, les moyens techniques dont ils devraient disposer chez eux et les aider à les acquérir, leur formation initiale et continue, de réexaminer les situations matérielles les plus difficiles, celles des jeunes notamment, d'examiner les mesures pour améliorer leurs conditions de vie, leur donner la place qu'ils méritent dans la société.

Cette démarche du gagnant gagnant, nous l'avons menée à travers des échanges soutenus avec tous les partenaires du système éducatif : les syndicats, partenaires incontournables de toute réforme, les fédérations de parents d'élèves, les lycéens et les étudiants, mais aussi les collectivités territoriales, les élus qui sont tous attentifs à l'évolution du système éducatif auquel ils contribuent, mais aussi les acteurs du système économique pour qui l'éducation et la formation sont devenues une préoccupation constante.

Nul doute que, pour moi, le dialogue social avec les syndicats d'enseignants est déterminant. Il a été intense, le plus souvent riche et fructueux, parfois difficile - pourquoi le nier ?

Les malentendus peuvent se dissiper, l'accord sur la nécessité d'améliorer le système en travaillant ensemble émerge, chacun étant à sa place, travaillant pour le bien de tous. Le bénéficiaire en sera notre système éducatif tout entier. Les élèves comme les personnels.

Convaincus les uns et les autres de la nécessité d'évoluer, de moderniser le service public d'enseignement pour le rendre plus solide encore, peut-être faut-il améliorer aussi ces méthodes de travail en commun ? Lorsque le responsable de la première fédération syndicale me propose de réfléchir ensemble sur les modalités d'exercice du droit syndical et la réforme de la pratique des instances statutaires de concertation, je réponds, bien sûr, oui. Conscient que des évolutions positives sont possibles.

Lorsque d'autres fédérations nous suggèrent des modalités nouvelles pour mieux associer les personnels non enseignants aux décisions d'ensemble, nous sommes aussi ouverts. Là encore, gagnant gagnant.

Qui disait l'éducation nationale définitivement lourde et sclérosée ? Elle se déconcentre, se rénove, se réforme.


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