Faire germer
une nouvelle gauche

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du mercredi 26 juin 2002


 
Les idées sont plus importantes pour la gauche que pour les conservateurs, puisque c'est elle qui, depuis deux cents ans est le moteur du progrès et de l'évolution de nos sociétés en Europe.

La crise de la gauche social-démocrate européenne est due d'abord à sa réussite. Ses grandes ambitions d'origine : établir une sécurité sociale, permettre à tous de se soigner, donner accès à l'éducation gratuite à tous, établir une législation du travail et des syndicats pour éviter la surexploitation des salariés, mettre en place les congés payés, etc. C'était aussi la fraternité à travers les frontières avec la réalisation du vieux rêve, si bien exprimé par Hugo, d'une Europe unie qui du coup empêcherait les guerres fratricides.

Tous ces objectifs sont aujourd'hui largement atteints, à tel point que ces conquêtes de la gauche sont admises et même revendiquées par les partis de droite.

N'ayant plus rien d'emblématique en magasin, la gauche a un discours et surtout une pratique, de moins en moins tranchante et de plus en plus gestionnaire, qui déçoit une large partie des électeurs, qui pourtant adhèrent à ses idéaux.

Pour ne donner qu'un exemple de cette panne idéologique, rappelons que les 35 heures qui furent le cheval de bataille du gouvernement Jospin, étaient déjà dans les 110 propositions de François Mitterrand en 1980. Vingt ans après, même slogan ! Il y aurait d'ailleurs un intéressant parallèle à faire entre les quinquennats de Mitterrand et de Jospin. Pendant trois ans, on réforme (c'est le gouvernement Mauroy ou Rocard dans un cas, Jospin I dans l'autre) puis, comme on a épuisé les idées ou qu'on rencontre des résistances, pendant les deux années suivantes, on gère (et on perd les élections).

Quels sont donc les grands défis d'aujourd'hui ? Le premier est sans contexte celui de la mondialisation. L'homme moderne sait désormais qu'il vit dans un monde où il faudra partager et gérer équitablement les ressources d'une planète fragile. Les mouvements de capitaux rendent les économies instables, les progrès et les échanges de technologies organisent et structurent les productions et les échanges à l'échelle de la planète, créant une bulle de richesse ici, du chô mage ailleurs, les phénomènes d'immigration suscitent des réactions de peur et d'ostracisme qu'on a trop sous-estimées.

A ce défi qui nous touche tous les jours, il y a deux grands types de réponses : celle de la construction de grands ensembles capables, dit-on, de résister à d'autres grands ensembles. C'est l'Alena, le Mercosour, l'Europe, l'Union indienne, la Chine. A l'opposé, il y a la tentation de l'autoprotection de chaque nation, de chaque peuple. Ce sont les luttes de libération dites nationales en Asie ou dans les Balkans, mais ce sont aussi les pulsions nationalistes et régionalistes en Europe. En somme, c'est l'idéal Delors d'un côté, Chevènement de l'autre. Mais les problèmes ne sont pas si simples. Les grands ensembles sont souvent des constructions dominées par les technostructures. Les nations restent le lieu où s'exerce la démocratie, mais sont aussi le refuge naturel face aux peurs collectives. L'un des reproches les plus importants que les citoyens d'Europe font aux socialistes, c'est de n'avoir pas su construire cet équilibre, ni une Europe politique qui les protège de la mondialisation débridée alors qu'ils étaient au gouvernement dans onze pays sur douze.

Au niveau des nations se pose aussi une question de structure. Quelle part confier au collectif, quelle part confier à l'individu ? Quel type de relations entre les deux ? Quelles limites placer, d'une part à la liberté individuelle, d'autre part aux inégalités entre les citoyens ?

La gauche, c'est d'abord un certain primat de l'intérêt collectif sur les intérêts individuels. Mais aujourd'hui, cette conception toujours vraie, a atteint ses limites. La réglementation de tous ordres, venant de tous les niveaux, de l'Europe à la ville, devient un obstacle à la liberté de chacun et est ressentie comme tel. L'Etat qui devrait représenter l'intérêt général est aujourd'hui confondu avec l'adminis tration et les corporatismes de fonctionnaires, d'autant plus que les gouvernants sont des énarques ? Rénover l'état, c'est d'abord opérer clairement la distinction. Le gouvernement Jospin II a déplu parce qu'il a fait de l'autoritarisme sur ce qui était extérieur à l'Etat, entreprises ou individus (heures supplémentaires, chasse, etc.) et a totalement manqué d'autorité face à ceux qui dépendaient de lui, à savoir les fonctionnaires qui ont manifesté avec succès contre tout changement ou toute réforme. Il a ainsi donné l'impression de menacer l'individu sans maîtriser le collectif.

Et puis nos sociétés évoluent très vite. L'augmentation de l'espérance de vie (deux mois tous les ans) qui est bien sûr un bienfait pour l'humanité, remet en cause les mécanismes de protection sociale et de santé pour lesquels, quoi qu'on fasse, il faudra dépenser plus.

La société de l'information bouleverse les métiers et les modes de production et, tout en élevant le niveau de vie moyen, accroît les inégalités à l'intérieur des pays comme entre les pays. Sans s'opposer à ces progrès, comment faut-il les réguler ? L'effondrement des références morales, qu'elles soient religieuses ou laïques, allié à une urbanisation désormais inadaptée et à une dérégulation totale de la télévision, du cinéma, conduit à généraliser la violence. Comment la combattre ?

Bien sûr, au coeur de tout cela se trouve l'école. Dans une société qui s'est totalement transformée, dans un monde où le savoir change à une vitesse inégalée, l'école est restée trop figée. Pourtant que ce soit pour l'emploi ou pour la violence, l'école est au coeur des fléaux modernes. Alors que nous avons besoin d'une école diversifiée qui s'adapte aux caractéristiques de chaque enfant, nous restons attachés au concept d'uniformité, croyant bêtement qu'uniformité signifie égalité. Alors que nous avons besoin d'une école qui éduque, qui donne des repères, des règles de vie, nous avons réduit les jours d'études de 30 %, augmenté les programmes fondés sur le savoir et livré beaucoup trop d'enfants à la rue par un nombre de jours de vacances exagéré.

Il n'y aura pas de réforme de l'école sans affrontement, car le mal est profond. Et pourtant l'école a été la grande absente des débats politiques récents. Quelle école ? Pourquoi ? Pour qui ? Quelle part de formation classique et de formation individuelle ou à distance, grâce aux nouvelles technologies ? Quelle part de culture géné rale et de professionnalisation, quelles que soient les filières ? Et que l'on ne me dise pas qu'il y a un consensus sur l'école, car c'est là au contraire que les vrais clivages apparaissent. Aujourd'hui, quand la moitié des enseignants votent à droite, peut-être que la gauche osera s'attaquer un jour au Totem jusqu'au bout !

Et puis bien sûr, englobant tous ces problèmes, l'économie et la démocratie.

Peut-on par une action des puissances publiques infléchir ou réguler la politique économique, ou doit-on considérer que l'économie règne sans partage, sans contrôle et sans frontières, et que son domaine va s'étendre et cannibaliser celui de l'Etat, la protection sociale, comme les services publics ou l'éducation ?

Loin des illusions du marxisme-léninisme, que peut-on faire d'intelligent pour éviter que la machine économique écrase tout ?

La démocratie qui est en quelque sorte l'anti-économique, pose aujourd'hui elle aussi des questions nouvelles. Le rejet massif de la classe politique et peut-être même de la démocratie représentative, comme le montre l'inquiétante croissance du taux d'abstention, pose le problème. A l'ère d'Internet et de la société de l'information, les citoyens veulent être consultés autrement que par sondage. Cela repose la question des débats publics ponctués par des référendums, du non ­ cumul des mandats, de leur limitation dans le temps. Faute d'être consultés, les citoyens comme les corporations descendront dans la rue comme ils le font de plus en plus. Economie, démocratie, va-t-il y avoir un lien entre elles ou va-t-on assister au développement de deux mondes parallèles, celui de l'être et celui du paraître ? Celui des marchés et celui des assemblées ?

Je ne vais pas ici ni donner, ni esquisser des solutions, je veux seulement dire qu'elles ne se trouvent ni dans le techno-socialisme qui a conduit au désastre actuel, ni du côté du libéral-socialisme qui est une association carpe-lapin, ni dans le néo-marxisme léninisme qui ferait table rase des leçons de l'Histoire. Les solutions se trouvent dans l'invention, l'imagination d'un nouveau projet qui, tout en tenant compte de l'Histoire, ne garde comme guide que les valeurs de justice, de générosité, de fraternité, d'égalité, qui fondent la pensée éternelle de gauche.

C'est autour de tout cela qu'il faudra rebâtir. Mais la question est bien sûr où et comment ?

La reconstruction de la gauche ne pourra pas se faire sans le Parti socialiste et pourtant elle aura du mal à se faire seulement et uniquement dans le PS. Pourquoi ce paradoxe ?

Le PS est désormais seul. Le Parti communiste suit son inexorable déclin, les Verts défendant au début des idées bien sympathiques ont sombré dans la politique politicienne, et l'extrême gauche n'amuse plus. Or le nombre d'adhérents du PS, qui fut à une époque de 250 000, est tombé à peu près à 80 000. Un tel parti ne peut à lui tout seul espérer rassembler la moitié des électeurs. Il lui faut s'élargir ou trouver de nouveaux alliés. Or beaucoup de jeunes veulent autre chose que le militantisme traditionnel souvent trop accaparé par le culte des barons et les luttes de faction.

La seconde raison est que le PS n'est pas en état de débattre calmement sur le fond, encore trop pollué par des rivalités de personnes. Son premier souci dans les longs mois qui viennent sera de ne pas se déchirer et de rester uni, de renouveler ses responsables et sa manière de travailler, de faire l'analyse des erreurs et des responsabilités de chacun. A-t-on réformé et quoi ?

Il faut organiser la réflexion autour du PS dans des clubs, des associations, des fondations, des rencontres, des colloques. Les intellectuels ont bien sûr un rôle important à jouer, mais pas seulement. La gauche a besoin de mieux connaître le salariat du secteur privé, des entreprises, de la France qui crée. La gauche doit en effet se réconcilier avec l'entreprise, une entreprise moderne qui n'est plus celle du XIXe siècle et qui doit appartenir désormais autant à ses salariés qu'à ses actionnaires. Elle doit éviter la main-mise de l'énarchie paralysante et ouvrir ses portes aux novateurs de tous ordres. Mais tout cela doit se faire sans hostilité aucune vis-à-vis du PS, car c'est là, hors de la division, que se joueront les enjeux électoraux futurs, et que germera une nouvelle gauche.

Nous avons cinq longues années devant nous pour accomplir ce travail, nous avons besoin des talents de tous ! Et surtout d'un profond renouvellement des hommes et des idées ! Faisons table rase des idées reçues, des étiquettes standardisées, être plus à gauche ne veut pas dire être plus étatiste, plus anti-entreprise. Etre à gauche, c'est être plus généreux, plus fraternel, plus solidaire, prêt à inventer l'avenir pour tous.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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