Mauvais esprit
de recherche

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du 19 mars 2004


 
Il y a quelques jours M. Raffarin a cru bon d'affirmer que lorsque j'étais ministre en charge de la Recherche, les moyens alloués aux chercheurs étaient inférieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui. J'ai été choqué et révolté.

Je viens de passer deux ans à trouver de l'argent pour permettre à de jeunes thésards de finir leur thèse, à de jeunes professeurs de développer leurs équipes au prix d'acrobaties financières que je n'avais jamais été obligé de faire en trente-cinq ans de carrière, et je ne suis donc pas d'humeur à supporter un gros mensonge de plus.

Je suis resté trois ans dans mes fonctions ministérielles dans le premier gouvernement de Lionel Jospin et, en trois ans, nous avons créé 4 500 emplois d'enseignants chercheurs, 550 créations d'emploi de chercheurs, 268 postes d'ingénieurs.

Les crédits de laboratoire ont été augmentés de 30 % dans cette période. Voilà ce qu'il faut mettre en regard avec les 550 suppressions de postes depuis deux ans et la réduction effective de 30 % en moyenne des crédits de fonctionnement des laboratoires.

Tout cela réalisé dans un contexte budgétaire difficile où il fallait rentrer dans les critères de l'Euro et où il fallait assumer des engagements ridicules du gouvernement précédent (vols habités : Madame Haigneré et ses amis dépensaient 50 millions d'euros à chaque vol, la station spatiale internationale qui plaisait tant à M. Chirac et que les Américains enterrent doucement, le laser Mégajoule destiné à occuper les déçus de Mururoa, etc.), autant de dépenses qui plombaient le vrai budget de la recherche.

Mais je me dois d'ajouter que mon action n'a pas été que quantitative. Si j'y ajoute ce que j'ai accompli comme conseiller spécial chargé des enseignements supérieurs auprès de Lionel Jospin de 1988 à 1992, je cite dans le désordre la création de l'Institut universitaire de France pour promouvoir l'excellence dans la recherche universitaire, la création de l'autoroute de l'information Renater, premier réseau d'Europe, loi sur l'innovation, le concours sur la création d'entreprises innovantes (président J.-L. Beffa, 400 entreprises créées), le concours pour les créations de jeunes équipes de recherche, la création du réseau des Maisons des sciences de l'homme en province (Aix, Lyon, Strasbourg, etc.), les réseaux de recherches technologiques, l'augmentation d'un facteur six du budget des allocations de recherche, la prime d'encadrement doctoral et de recherche, l'Ecole doctorale, etc., etc.

En face de tout cela depuis deux ans ? Rien, ou plutôt un recul sur tous les plans. Sur le terrain de la recherche, c'est comme sur le chômage, Jospin 10, Chirac 5.

Tout en affirmant haut et fort l'excellence de beaucoup de pôles de la science française, loin de moi l'idée qu'elle n'a pas besoin de réformes pour l'optimiser. Sans vouloir préempter un débat qui s'engage, je voudrais faire quelques remarques préalables. La recherche scientifique est une construction fragile et toute réforme devra être faite sans détruire ce qui marche. Dans ce cadre, il est clair que ce qui pose le plus de problème est la dualité CNRS-université. S'il est vrai que le CNRS s'est bureaucratisé et qu'il a perdu en dynamisme, en créativité et en esprit d'innovation vis-à-vis des disciplines nouvelles, il reste le pivot de la recherche fondamentale et, sans lui, aucun des grands succès de la recherche française n'aurait été obtenu. D'un autre côté, les universités, même si elles ont fait de grands progrès, restent trop sujettes au localisme et ont du mal à reconnaître l'excellence dans leur sein et entre elles.

Je ne crois pas que la solution soit à rechercher dans la précarisation des jeunes chercheurs. Dans la situation de chômage actuelle, cela ne ferait qu'éloigner un peu plus de la recherche les meilleurs. Par contre, il est clair qu'un statut unifié et dérogatoire au concours de la fonction publique doit être recherché, permettant la mobilité entre fonctions et organismes, et de mieux reconnaître les talents exceptionnels, y compris financièrement, comme on a commencé de le faire avec la prime d'encadrement doctoral et l'IUF.

Mais ce qui, à terme, est le plus préoccupant pour la France, c'est la non-pénétration de l'esprit de recherche et d'innovation dans les élites qui dominent les secteurs économiques ou politiques. À quand la créativité comme critère de sélection à partir de l'école ? Et les jeunes, ceux dont l'imagination assurera notre avenir, quand en sera-t-il question ?
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