L'Europe en question

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans l'hebdomadaire L'Express daté du 2 octobre 2003


 
De compromis en compromis, la convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing a accouché d'un projet de Constitution pour l'Europe. Il sera examiné par les chefs d'Etat et de gouvernement dans ce qu'on appelle la conférence intergouvernementale, puis soumis à l'approbation des pays concernés. Logiquement, il devrait s'agir d'un référendum, comme l'ont annoncé certains Etats. En France, cependant, rien n'est moins sûr, tant on y préfère souvent la politique à la démocratie ! Or, pour les européens convaincus comme moi, la situation est difficile : l'Europe va mal et ce projet ne me paraît pas être le remède.

Sur la forme, le texte est médiocre, la construction alambiquée, la structure mal hiérarchisée. Cela ressemble plus à un traité qu'à une Constitution.

On n'y retrouve ni le style de la Constitution américaine, écrite par Jefferson, ni celui de la Constitution de la Ve République, rédigée par Michel Debré, revue par Charles de Gaulle, ni le texte qu'a publié Robert Badinter comme projet de Constitution européenne. Mais laissons la forme pour le fond. Certes, ce projet contient de nombreux points positifs. Les principes concernant l'organisation de la société européenne et des droits des citoyens sont conformes à l'esprit d'un humanisme européen moderne: dignité des individus avec les droits du citoyen, égalité entre citoyens des divers pays, liberté académique, droit d'asile, droit des enfants et des personnes âgées, condamnation du racisme et du sexisme, etc.

Le point institutionnel le plus positif est l'accroissement du pouvoir du Parlement européen. On lui reconnaît des fonctions législatives, il adoube la Commission et peut la censurer, il a un rôle de contrôle sur l'action des commissaires, bref on s'achemine vers les pouvoirs d'un vrai Parlement. Pour ceux qui déplorent un manque de démocratie des institutions européennes, c'est là un incontestable progrès. Il faut y ajouter le droit de référendum d'initiative populaire, bien qu'encadré d'une manière ambiguë.

Mais les problèmes ne manquent pas. D'abord, sur le plan des principes. On n'y affirme pas le droit au travail. Or, même si, à ce stade, il s'agit d'un vœu pieux, il serait important de dire que l'un des buts de la construction européenne est la lutte contre le chômage. Manque, ensuite, le mot laïcité. Certains se sont réjouis d'avoir évité la référence à l'imprégnation judéo-chrétienne de notre civilisation. C'est absurde. C'est une réalité.

Comme est vraie l'influence des valeurs de la Grèce antique. J'aurais préféré une rédaction du genre: «L'Union européenne, dont la civilisation est largement imprégnée des valeurs du judéo-christianisme, est une entité politique laïque.» Alors que resurgissent les «guerres de religion», cette affirmation est pour moi essentielle.

Sur le plan institutionnel, on peut avoir aussi des inquiétudes. On nous propose un président assisté d'un ministre des Affaires étrangères, ce qui tend à nous faire croire que l'Europe va, en politique étrangère, parler d'une seule voix. Or ce président ne sera pas élu au suffrage universel ni même par le Parlement. Il sera désigné par le Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement sans être l'un d'entre eux. Il aura donc une légitimité démocratique limitée. Alors, pourquoi ne pas confier le rôle de président du Conseil au président de la Commission? Cela renforcerait la cohésion de l'Union. Au lieu de cela, on va créer une dyarchie, source évidente de conflits. Veut-on une cohabitation à la française? Quant au ministre des Affaires étrangères, que représentera-t-il dans une Union où les grands pays veulent continuer à jouer un rôle diplomatique ?

Faisons cesser les désaccords qui existent entre nous, et qui se sont révélés avec le dossier irakien, et nous parlerons d'une seule voix ! Il ne faut pas mettre la charrue devant les bœufs.

Autre sujet de préoccupation, la composition de la Commission. Elle sera choisie sans hiérarchie entre les nations. La France et l'Allemagne seront traitées comme Malte ou le Luxembourg. C'est la fin de l'Europe des nations. C'est encourager la Corse ou le Pays basque à être indépendants. L'Europe a réussi parce que c'était une construction réaliste qui tenait compte du poids relatif des nations.

Enfin, dernier aspect inquiétant: les conditions mises à la construction d'un noyau européen qui voudrait aller plus vite dans l'intégration politique, comme la France et l'Allemagne ou les pays autour de l'euro. Cette construction, qu'on appelle ici coopérations renforcées, sera soumise à l'approbation de tous, c'est-à-dire des pays qui n'en font pas partie. C'est le contrôle du couple franco-allemand ou de l'euro par la Grande-Bretagne! Autant dire qu'on installe un frein moteur sur l'Europe.

De Gaulle, qui a pourtant fait beaucoup pour l'Europe, en construisant avec Adenauer le socle franco-allemand, nous disait qu'on ne pouvait pas toujours tout accepter et « sauter comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! », comme le font bon nombre de députés européens. Il faut aujourd'hui obtenir les modifications essentielles avant d'approuver la Constitution. Car on n'en fera pas une tous les ans !
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