La recherche pour avenir

Claude Allègre
L'Université manque de moyens. Les étudiants qui en sortent manquent de débouchés. Il y a urgence...
par Claude Allègre
Professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII)
ancien conseiller spécial de Lionel Jospin au ministère de l'Education nationale.
Point de vue paru dans les pages " Débats " de Libération daté du 30 mai 1997


Il faut donner plus d'autonomie aux établissements, alléger la bureaucratie centrale, faire confiance aux universitaires, développer les aides financières aux étudiants.

La compétition économique du XXIème siècle sera la bataille de l'intelligence. L'imagination sera la richesse principale, la créativité la clef du succès. Pour se développer, il faudra inventer des technologies et des biens intellectuels ou culturels mais il faudra aussi être capable de les consommer, de les apprécier. L'éducation d'aujourd'hui est l'investissement de demain. Et parce que dans ce monde des nouveaux savoirs, tout se tire par le haut, c'est l'université qui devient la clef de tout. C'est là que se crée le savoir où, aussitôt né, il se transmet à une jeunesse qui va l'utiliser mais aussi le multiplier. C'est là que l'on forme les formateurs, les chercheurs, les futurs novateurs. Il y a dix ans, tout le monde pensait que la grande nation technologique du XXIème siècle serait le Japon. Les Etats-Unis ont pulvérisé ces prédictions, grâce aux découvertes faites dans leurs universités. Ayant compris la leçon, le Japon vient de doubler le budget de recherche de ses universités et investit désormais dans la recherche fondamentale. C'est à ce moment que la France réduit son effort de recherche.

Les enjeux du second millénaire ne sont pas de savoir si nos déficits seront de 3 ou 3,2 % du PIB ; notre avenir se joue à l'école, à l'université et dans les laboratoires. Et puisque l'on parle beaucoup de projet et de bilan, pourquoi ne pas dresser celui qui concerne l'enseignement supérieur et la recherche. Après tout, Lionel Jospin et François Bayrou sont tous deux restés quatre ans rue de Grenelle, il y a de quoi faire une comparaison équitable. François Bayrou a réalisé à l'Education nationale deux actions dont nous devons lui savoir gré.

D'abord, il a enterré le référendum sur l'Education promis par Jacques Chirac et qui aurait déchiré à coup sûr la France; ensuite, il a appliqué la politique éducative définie, engagée et développée par Lionel Jospin; il l'a même un peu prolongée, tout en faisant croire qu'il en inventait une nouvelle. Ce stratagème a endormi la droite universitaire réactionnaire, qui réclame la sélection à l'entrée de l'université et l'élitisme précoce. De toute manière, après l'avatar du CIP, François Bayrou n'avait guère le choix, car, à l'inverse de Lionel Jospin, il appartient à des gouvernements de droite pour qui, bien sûr, la priorité est budgétaire. L'enseignement supérieur français est sous-financé, probablement de près de 50 % par rapport aux grand pays industrialisés; les socialistes l'avaient enfin compris et ont doublé en cinq ans le budget de 1988 à 1993. Depuis, le nombre d'étudiants a aussi augmenté et l'effort a été stoppé; du coup, le retard budgétaire s'est de nouveau creusé. Dans ces conditions, la bonne volonté et le talent de communicateur d'un ministre ne suffisent pas.

Comment continuer le plan social étudiant lancé par Lionel Jospin en 1991 ? La partie la plus difficile de l'allocation étudiante, c'est-à-dire son financement, est laissée au successeur de François Bayrou. Lorsqu'on veut aider les étudiants, on commence par obtenir les arbitrages budgétaires nécessaires.

Comment, sans argent, poursuivre le plan Université 2000 ? On l'a arrêté sans oser le dire. Est-il techniquement terminé ? Nullement mais, comme on dit, faute d'essence, le moteur s'arrête. Or le Plan Université 2000 avait été conçu pour dessiner une carte universitaire française équilibrée, faire naître des pôles européens, rééquilibrer les disparités géographiques, faire émerger un réseau d'IUT dans les villes moyennes permettant l'insertion dans l'emploi plutôt que la poursuite d'études longues.

Lorsqu'on prend une initiative qualitative pour faire croire qu'on avance un peu, on propose de construire une filière technologique universitaire, c'est-à-dire de refaire l'erreur faite pour l'enseignement secondaire il y a quarante ans par la droite, lorsqu'on a séparé l'enseignement secondaire technologique de l'enseignement général. On n'a pas compris que désormais, dans l'université comme dès l'école, enseignement et formation doivent être intimement mêlés durant tous le cursus. Sans formation professionnelle, l'emploi tarde à venir, sans formation générale, les reconversions sont difficiles.

Les instituts de formation des maîtres, vilipendés lors de leur création par Lionel Jospin, sont aujourd'hui un immense succès. La qualité des élèves est exceptionnelle. Budget oblige, on a réduit le nombre et la durée de ces allocations, et, là encore, on est bien obligé de parler de recul.

Mais le grand paradoxe de la politique menée depuis quatre ans, c'est sans nul doute le recul de l'autonomie universitaire. Lionel Jospin avait introduit un début de véritable autonomie avec la politique contractuelle; elle permettait aux universités de se gérer dans le cadre d'un contrat négocié tous les quatre ans. Or ces contrats ont été vidés de sens dès lors qu'on a supprimé les emplois de leur contenu, faute pour l'Etat de pouvoir tenir sa parole et, du coup, l'administration centrale a repris tous ses pouvoirs.

La France vient depuis quatre ans de donner un coup de frein important à la politique de recherche: on réduit le budget du CNRS, on supprime la direction de la recherche universitaire; la politique spatiale de la France est à la traîne des américains. Peut-être plus important encore, on réduit les postes de chercheurs et d'enseignants-chercheurs. Nos jeunes docteurs s'inscrivent au chômage et, après douze ans d'études, finissent par accepter des emplois sous qualifiés; nos jeunes chercheurs sans postes, sans débouchés, prennent pour la première fois le chemin de l'Amérique.

Là, nous atteignons la partie la plus cruelle pour la non-politique menée par François Bayrou. C'est son côté décalé et statique. Les réformes Jospin ont été pensées en 1988, puis progressivement mises en œuvre. Elles étaient conçues comme des remises à niveau indispensables d'un système délabré qui avait connu une augmentation d'étudiants considérable. Il faut désormais aller plus loin, accélérer les réformes, s'adapter encore et toujours car dans ce monde du savoir accéléré, qui ne change pas régresse: c'est tout un système d'éducation continue qu'il faut mettre en place. L'université doit être un lieu de formation continue et les locaux universitaires utilités continûment. La conséquence sociétale sera considérable car la hiérarchie sociale ne peut plus se figer à vingt ans. L'égalité des chances doit devenir permanente pour tous. Rien n'a été fait dans ce sens: on n'a même pas mis en uvre la loi de validation diplomante des acquis professionnels que Lionel Jospin avait conçue et que Jack Lang a fait passer au Parlement. C'est là que réside la différence entre la droite et la gauche. La droite c'est la sélection précoce, donc l'héritage, l'hérédité des acquis. La gauche, c'est l'abolition des privilèges, fussent-ils ceux de l'héritage culturel dénoncé par Passeron et Bourdieu il y a déjà trente ans.

La France, dit-on, connaît une défaillance des élites, incapables d'innover, et c'est en partie vrai. Il faut donc entreprendre une réforme en profondeur de nos grandes écoles. Non pas les supprimer mais les réformer, dans leur mode de recrutement, dans leur type de formation en y introduisant plus l'esprit d'innovation que l'assimilation rapide de connaissances figées et, là aussi, introduire un système de formation continue et en alternance. Sans doute, aussi, multiplier les passerelles avec les universités.

Enfin, comment aller vers une Europe intégrée si l'on ne pose pas les fondements d'un système universitaire européen, si nos étudiants ne peuvent bâtir comme au Moyen Age leur cursus un an à Paris, deux à Heidelberg, pour l'achever à Oxford. François Bayrou se dit européen convaincu mais il n'a rien fait en ce sens: les chaires européennes que nous avons créées ont été figées en l'état...
Le comité de pilotage de l'université, présidé par Jean-Marie Lehn, dont la moitié de ses membres étaient européens a été supprimé.

Pour réaliser tout cela, il faut, dans le cadre d'un grand service public des enseignements supérieurs, donner plus d'autonomie aux établissements, alléger la bureaucratie centrale, faire confiance aux universitaires, développer les aides financières aux étudiants. Il faut faire en sorte que les stages en entreprises ne soient pas des emplois gratuits développés au détriment de l'emploi. Voilà des lignes de force d'une nouvelles politique pour l'enseignement supérieur afin de préparer la France au XXIème siècle. On n'échappe pas à la question du financement: je suis de ceux qui pensent que l'Etat dépense mal, que la bureaucratie est trop pesante et qu'il y a lieu de remettre à plat les financements publics. Mais doit-on le faire de manière aveugle et sacrifier l'avenir ? Un secteur doit être protégé des coupes budgétaires, dans lequel on doit créer des emplois: c'est l'éducation et la recherche, car c'est de l'avenir qu'il s'agit.

Ceux qui ont gouverné la France depuis quatre ans en bridant l'Education et la Recherche n'ont rien compris aux véritables enjeux de demain. En jugulant notre université, notre recherche, en désespérant notre jeunesse étudiante, ils érodent les meilleurs atouts de la France dans la grande bataille économique de demain: celle dont la matière première sera d'abord l'éducation et la culture.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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