Les défis de la recherche

Claude Allègre
Le Comité interministériel qui se tient aujourd'hui devra définir les nouvelles orientations de la recherche, secteur majeur du développement de notre pays.
par Claude Allègre
ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie.
Point de vue paru dans les pages " Débats " de Libération daté du 1er juin 1999


L'urgence est d'abord de s'occuper du transfert de technologie et de la création d'entreprises innovantes.

La recherche scientifique va au siècle prochain jouer un rôle économique majeur. Voici venir l'ère de la matière grise. La recherche scientifique est devenue un enjeu de premier ordre. La recherche scientifique française est à la croisée des chemins. Je la crois capable de devenir un moteur de l'économie de notre pays et d'être source de richesses et d'emplois. Tel est le défi qui est devant nous, et mon ambition est d'y parvenir.

Depuis plusieurs années, on classe les pays en fonction du pourcentage de leur PNB dédié à la recherche. Cette approche est une impasse. Certes, il n'est pas possible de développer des recherches sans investissements importants en salaires et matériels, en particulier dans les secteurs technologiques. Mais l'investissement est une condition importante, pas une condition suffisante. Donc, s'il faut incontestablement maintenir l'effort français de recherche, qui est l'un des meilleurs du monde, il faut aussi chercher à en augmenter le rendement. La recherche n'est pas un processus où l'investissement garantit le résultat, elle n'est pas un « métier comme les autres », comme ne l'est pas le fait d'écrire des romans, de peindre des toiles ou de composer de la musique. Dans la recherche moderne, l'important, c'est l'innovation, la nouvelle idée, le nouveau produit; et cette prééminence de l'idée originale ira en s'amplifiant par suite de la mondialisation et de la compétition sans merci qui l'accompagne.

Afin de mieux faire comprendre la nature du travail que nous avons engagé au gouvernement, je dois d'abord expliquer le diagnostic que nous avons fait sur l'état de la recherche française. Quatre problèmes apparaissent. Tout d'abord, une confiance trop exclusive a été donnée aux grosses structures, alors que les petites structures, PME, PMI, équipes de recherche, sont les plus innovantes. Chacun a en tête les aventures quasi individuelles de Steve Jobs avec Apple ou de Bill Gates avec Microsoft. Ensuite, le rôle donné aux jeunes chercheurs est pour moi fondamental. Ces jeunes constituent un réservoir d'idées nouvelles qui portent le développement des nouvelles disciplines. Ce sont eux aussi qui créent les entreprises innovantes.

Par ailleurs, l'une des difficultés a été de faire émerger les nouvelles disciplines. Aujourd'hui, les disciplines qui émergent s'appellent, par exemple: cryptologie, nanotechnologie, bio-informatique, écologie moléculaire; toutes à la frontière de deux disciplines ou hors de tout champ connu. Dans le passé, nous n'avons pas donné assez vite la priorité aux sciences du vivant et aux sciences de l'information et de la communication.

Nous manquons aussi d'une structure universitaire et périuniversitaire efficace dans le transfert industriel et la création d'entreprises.

Enfin, dans une recherche mondialisée depuis longtemps, notre système d'évaluation est trop national et fonctionne trop en vase clos.

Mais, comme je l'ai dit plus haut, nous sommes à la croisée des chemins, et c'est là le sens de mon propos. Depuis notre arrivée au gouvernement, qu'avons-nous fait ? D'abord, et c'était l'essentiel, il fallait ressourcer un recrutement qui se tarissait. Comme promis, dans les organismes, nous avons assuré, ce qui n'était plus le cas depuis plusieurs années, un renouvellement de génération. Dans les universités, nous avons modifié les conditions de recrutement des enseignants-chercheurs et offert plus de 4 000 postes par an aux concours. J'ai demandé aux organismes de donner plus d'autonomie aux jeunes. La plupart ont pris des dispositions dans ce sens et mis en place des crédits spécifiques. C'est un début. Puis, nous avons organisé un débat, au sein du gouvernement, entre les ministres pour définir notre stratégie de recherche. La quasi-totalité des ministres s'est exprimée, et bien entendu le premier d'entre eux. Le premier échange a été formalisé dès le premier Conseil interministériel sur la recherche et la technologie. Le Conseil national de la science et le Conseil national pour un nouveau développement des sciences humaines ont été mis en place, composés de personnalités scientifiques de la recherche publique et privée, française mais aussi européenne. Munis de ces outils d'évaluation et de propositions, nous pouvions aborder les phases suivantes.

L'urgence est d'abord de s'occuper du transfert de technologie et de la création d'entreprises innovantes. Grâce à une collaboration étroite avec le ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, nous avons organisé les assises de l'innovation et mis en place des dispositions diverses. Un fonds de lancement de capital-risque de 600 millions placé et géré par la Caisse des dépôts a été mis en place. Grâce à l'action des capitaux privés qui est venue le multiplier, on peut dire que le capital-risque disponible pour des start-up innovantes est en France de plusieurs milliards. Nous avons mis en place un fonds d'amorçage et de start-up de 200 millions, puis un concours de création d'entreprises innovantes doté d'un fonds d'amorçage de 100 millions, et pour lequel 1 850 dossiers ont déjà été acceptés. Preuve s'il en fallait que l'esprit d'entreprise existe chez nos jeunes scientifiques et ingénieurs.

Enfin, et c'est fondamental, je présente à l'Assemblée nationale cette semaine une loi sur l'innovation qui permettra aux individus et aux établissements de s'investir pleinement dans le transfert de technologie et la création d'entreprises sans être arrêtés par une réglementation tatillonne.

Dans ce monde technologique et scientifique nouveau où les nouvelles techniques d'information et de communication, les biotechnologies, l'étude des systèmes complexes se substituent au règne de la mécanique et des systèmes linéaires, la recherche fondamentale est plus que jamais le fondement de tout. Parce que le temps entre une découverte scientifique et sa traduction technologique devient de plus en plus court, parce que la maîtrise du logiciel devient plus importante que celle du matériel, parce que les frontières entre science et technique s'estompent, il importe d'avoir une recherche fondamentale, vivante, vivace, débureaucratisée, rajeunie et vigoureuse.
Dans cet esprit, l'activité de chercheurs comme P.-G. de Gennes, P.-L. Lions, G. Charpak ou J.-M. Lehn est exemplaire, leurs recherches très fondamentales pourtant (physico-chimie et interfaces, équations différentielles, détection des particules élémentaires, chimie supramoléculaires) sont intimement liées aux applications (lubrification ou adhérence, économie ou ingénierie, imagerie médicale, nanotechnologie). Ce sont là des exemples de ce que doit être la recherche de demain, où les oppositions stériles entre fondamentale et appliquée s'estompent, où la particularisation des sciences dites pour ingénieurs n'a plus lieu d'être. Ces exemples plaident pour les structures complexes que doivent devenir les universités créatrices et dispensatrices de nouveaux savoirs, où la collaboration et l'imbrication entre universités et organismes de recherche, où la cohabitation publique-privée permettront enfin, en formant des élèves aux derniers progrès de la science et à l'esprit d'innovation, d'être les lieux de germination des nouvelles entreprises de high-tech et d'irriguer notre économie.

Dans cet effort qui demande patience et détermination, nous avons noté des évolutions positives mais aussi une résistance inattendue du côté du CNRS. Alors que cet organisme est le plus proche de l'Université, il hésite encore à aller jusqu'à la symbiose. Les chercheurs souhaitent rester chercheurs à vie, même si intellectuellement chacun reconnaît que leur mobilité ferait bénéficier entreprises ou universités de leurs talents innovants. Nous ne sommes pas sur une telle analyse et nous voulons avancer. Tout en confortant le CNRS dans son rôle essentiel de soutien à la recherche fondamentale, nous souhaitons l'ouvrir et le rajeunir. C'est pourquoi j'ai demandé au Premier ministre de confier à deux députés, Jean-Yves Le Déaut et Pierre Cohen, de mener une mission de réflexion sur le transfert des hommes et des connaissances, et les rapprochements universités-organismes. Le rapport devrait être rendu en juillet. Enfin, dernier volet: la définition des priorités thématiques. Nous avons demandé aux organismes de définir les leurs. Cette définition servira de base aux contrats d'objectifs qui seront négociés entre le ministère et les organismes, et qui donneront à ces derniers une grande autonomie. Symétriquement, nous avons travaillé pour définir les actions où il est nécessaire d'impulser de nouvelles orientations. C'est l'objet du deuxième comité interministériel d'aujourd'hui, avant le débat final entre ministres. Il a été préparé par un débat au Conseil national de la science, par des réunions avec les directeurs d'organisme, par un forum avec des scientifiques parmi les plus reconnus en France, puis par des réunions interministérielles et une réunion préparatoire de ministres arbitrée par le premier d'entre eux. Ces principes seront mis en œuvre sous deux formes: les actions concertées incitatives pilotées par la Direction de la recherche; les réseaux technologiques associant privé et public, tous tournés vers les PME et pilotés par la Direction de la technologie en étroite collaboration avec la Direction générale de l'industrie.

Reste après cela à organiser la recherche sur le territoire, et ce sera l'un des enjeux d'U3M, puis de donner à la recherche française publique et privée unité, mobilité et cohérence avec l'enseignement, chacun restant soit même, travaillant sans parasitisme mais en symbiose.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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