35 heures : le coup de grâce

Martine Aubry



Point de vue signé par Martine Aubry, maire de Lille, paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 février 2005


 
La loi Fillon de 2002 avait donné un coup d'arrêt aux 35 heures. C'est désormais le coup de grâce que recherche le gouvernement avec la proposition de loi (PPL) qui va être débattue cette semaine au Parlement. Disons-le clairement, les 35 heures ne seront plus la durée légale du travail.

Les entreprises pourront faire travailler leurs salariés jusqu'à 48 heures par semaine (44 heures en moyenne sur douze semaines) sans compensation liée aux heures supplémentaires. Economie pour l'entreprise, sur le dos du salarié : 25 % de la 36e à la 38e heure, 125 % à partir de la 39e heure. Il suffira pour cela d'utiliser le compte épargne-temps (article 1 de la PPL) qu'il est possible de mettre en place par un simple accord d'entreprise. Pour les entreprises de moins de 20 salariés, c'est encore plus simple : ni accord d'entreprise ni compte épargne-temps, l'opération pourra se faire directement (article 3). Pour les cadres non plus, pas besoin de compte épargne-temps ; pis, les heures supplémentaires pourront même être payées en dessous des heures normales.

Passons sur le manque de courage du gouvernement, qui fait présenter ce texte par des parlementaires zélés pour ne pas trop s'exposer. Mais que dire de l'absence totale de consultation des partenaires sociaux, alors même que Jacques Chirac s'était engagé à ne jamais légiférer sur une question sociale sans avoir d'abord tenté la voie d'un accord entre les partenaires sociaux ; c'était même un des axes forts de sa campagne de 2002 ! J'espère que tout cela invitera ceux qui ont beaucoup disserté sur le caractère prétendument " autoritaire " des lois sur les 35 heures à porter un autre regard sur ce que nous avons réellement fait.

La méthode était originale. Pendant deux ans, nous avons dit aux entreprises : " Négociez sur les 35 heures, avec un objectif, l'emploi. " Cela a donné lieu à une gigantesque expérimentation à l'échelle du pays, des dizaines de milliers d'accords de branche puis d'entreprise, concernant des centaines de milliers de salariés. La loi sur les 35 heures de janvier 2000 n'a d'ailleurs fait que transcrire ce qu'elle a trouvé dans les accords (pour preuve : aucun de ceux qui avaient été signés n'a eu à être renégocié), permettant à 50 % des salariés de bénéficier des 35 heures.

Comme quoi, même lorsque l'accord interprofessionnel n'est pas possible - et on sait que c'est souvent le cas depuis trente ans -, le progrès social peut tout de même se construire à partir de négociations dans les branches puis les entreprises.

L'emploi est en baisse dans notre pays depuis deux ans (moins 40 000), du jamais vu depuis vingt ans. On savait qu'il ne fallait pas attendre d'amélioration du côté de la politique du gouvernement, qui confine au fiasco. Les outils que nous avions mis en place ont été cassés avec un bel acharnement - 35 heures, emplois-jeunes, le programme Trace, emplois d'insertion et de solidarité... -, sans que rien ne vienne réellement prendre le relais. Mais on sait aujourd'hui aussi que même si la croissance revient, si les carnets de commande des entreprises se regarnissent, celles-ci préféreront gonfler les heures supplémentaires plutôt que d'embaucher.

Le pire est que la proposition de loi ne répond en rien aux attentes des Français. 77 % ne souhaitent pas modifier leurs horaires de travail. Quant aux 18 % qui voudraient travailler plus, s'ils ne le font pas, c'est parce que leur employeur ne le veut pas. Ce n'est pas la loi sur les 35 heures qui les en empêche : elle prévoyait 130 heures supplémentaires par an, portées à 180 heures en 2002.

Arrêtons de faire comme si les salariés décidaient librement de leurs heures supplémentaires ! La liberté en la matière, c'est celle de l'employeur.

La régression sociale est sans précédent. Au-delà des 35 heures, ce sont d'énormes brèches qui sont ouvertes dans le droit du travail. Coup sur coup, le gouvernement a inventé le travail sans salaire, le smic sans croissance, la journée de travail sans fin... Et il réfléchit maintenant au licenciement sans motif.

Le discours de la présidentielle, encore martelé jour après jour, c'était " renoncez aux 35 heures, travaillez plus et vous gagnerez plus ". C'est un marché de dupes pour les Français. Ils travaillent déjà plus, avec la suppression du jour férié du lundi de Pentecôte, mais ne gagnent pas plus, au contraire. Les salaires sont à l'arrêt, les factures flambent, les impôts augmentent. 2003 a été une année noire avec une augmentation de seulement 0,3 % de pouvoir d'achat ; 2004 n'a pas connu le redressement annoncé ; 2005 s'annonce également mal, l'Insee tablant sur 0,5 % seulement au premier semestre.

Cela ne devrait guère nous surprendre. Les salaires n'ont jamais été une priorité de la droite, sauf dans les discours. Souvenons-nous : " La feuille de salaire n'est pas l'ennemi de l'emploi ", nous disait déjà le candidat Chirac en 1994. On connaît la suite. Si la feuille de salaire n'est effectivement pas l'ennemi de l'emploi, on ne peut pas vraiment dire non plus que la droite soit réellement l'amie de la feuille de salaire. Les salaires n'ont pas progressé d'un pouce pendant les quatre années où la droite était aux comman-des (mars 1993 - mai 1997). Du jamais vu auparavant ! Depuis mai 2002, rebelote, alors que les choses allaient mieux entre 1997 et 2002.

Il est trop facile pour le gouvernement d'invoquer la faiblesse de la croissance. Elle porte une responsabilité en la matière, mais, si la croissance n'est pas là, c'est précisément parce que les salaires, l'emploi et la confiance sont en berne.

Le cercle vertueux de 1997-2002, où ceux-ci alimentaient la consommation, la croissance et, en retour, multipliaient les créations d'emplois et dynamisaient les salaires, a été brisé. Alors que la France était devenue la locomotive de l'Europe, que sa croissance égalait celle des Etats-Unis, le décrochage depuis deux ans est manifeste, comme il l'avait été entre 1993 et 1997.

Quant aux 35 heures, elles ont bon dos ! Là aussi, regardons la réalité. Entre 1997 et 2002, le pouvoir d'achat progressait de 3 %, contre 1,4 % par an depuis que les 35 heures ont été arrêtées par François Fillon. Non seulement on travaillait moins, mais on gagnait aussi plus. Pourquoi ? Bien sûr grâce aux créations d'emplois, deux millions sur la période dont 500 000 dus aux 35 heures, autant en cinq ans que depuis la Libération. Mais aussi grâce aux augmentations de salaires, l'équivalent d'un mois de salaire en plus et même deux mois pour les plus bas salaires avec la prime pour l'emploi. On aurait tort d'ailleurs d'opposer, comme le fait M. Sarkozy, le " monde du travail " de ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts avec leur salaire et le " monde du chômage ". C'est souvent malheureusement dans les mêmes familles que se retrouvent les deux simultanément ; c'est tout autant les salaires que le retour à l'emploi qui améliorent le revenu des familles. Quand à la prétendue augmentation du smic de 5 %, le gouvernement oublie de dire que c'est la loi sur les 35 heures qui l'avait prévue. Il oublie de dire aussi qu'il a choisi la formule la plus restrictive. Résultat, cette hausse ne s'applique qu'à une petite minorité de salariés. Contrairement à ce que nous avions prévu, les autres salariés au smic auront des augmentations très faibles, voire nulles pour ceux qui sont passés à 35 heures depuis juillet 2002. Un smic sans gains de pouvoir d'achat, c'est un retour quarante ans en arrière, à l'époque du smig.

Il faut s'opposer à ce projet de loi avec la plus grande fermeté. Nous devrons l'abroger lorsque nous reviendrons aux responsabilités. Et, avec les partenaires sociaux, nous discuterons des vraies améliorations à apporter. 85 % des salariés estiment que les 35 heures ont amélioré leur vie quotidienne ; c'est beaucoup, mais cela signifie aussi que 15 % ont eu des difficultés, souvent liées au stress au travail, à de nouvelles responsabilités. Ce sont eux qui doivent être au centre de notre attention, tout comme les PME qui savent qu'elles ont besoin des 35 heures pour attirer les salariés qui leur font défaut, mais ne savent pas toujours comment s'y prendre.

Nous devrons aussi impulser une vraie dynamique de hausse des salaires, parce que l'un ne va pas sans l'autre. C'est économiquement nécessaire pour sortir la France de l'ornière et socialement indispensable parce que nombre de nos concitoyens ont du mal à joindre les deux bouts. Négligée par le gouvernement et la droite, l'augmentation des salaires devra être centrale et structurante dans le projet des socialistes pour 2007. Les leviers sont multiples pour y parvenir.

Il faut tout d'abord retrouver le chemin de la croissance et de la création d'emplois. Pour cela le pouvoir d'achat doit être " boosté ". Seule une baisse du chômage, forte et durable, permettra ensuite d'inverser le rapport de forces dans la négociation salariale au profit des salariés. Il faudra également réduire les prélèvements sur les salaires en élargissant à tous les revenus l'assiette des prélèvements, et rétablir de la justice sociale dans les impôts.

Notre politique devra être l'inverse de ce que fait la droite aujourd'hui : des baisses pour ceux qui sont en haut de l'échelle et des hausses pour tous les autres. Les impôts locaux devront être réformés dans le même esprit pour donner leur autonomie financière aux collectivités locales.

Nous devrons aussi nous attaquer avec force au problème du logement qui est le premier poste de dépenses des ménages. La crise du logement est massive. Nous en sommes aussi responsables. Nous devrons, à l'instar de la couverture maladie universelle, faire de l'accès à un logement décent une réalité pour tous.

Enfin, je terminerai par cela, car c'est sans doute un des grands chantiers que la gauche a devant elle : un projet éducatif global. L'objectif : en finir définitivement avec les inégalités qui font que, si on ne naît pas dans la bonne famille, on n'a que très peu de chances de remonter la pente. C'est l'ensemble du système éducatif qu'il faut revoir, de la maternelle à l'université, mais aussi au-delà, afin que chacun ait la possibilité de se former tout au long de sa vie, d'obtenir des diplômes, des qualifications et la gratification personnelle et professionnelle correspondante.

Voilà où se trouve la voie d'une vraie revalorisation du travail. Voilà comment renaîtra l'espoir chez les Français.
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