35 heures :
La gauche peut-être fière
de cette réforme

Martine Aubry


Point de vue de Martine Aubry, maire de Lille, paru dans L'Hebdo des socialistes daté du 11 octobre 2003
 
Il faut d'abord rappeler dans quel contexte politique, économique et social les 35 heures ont été décidées et mises en œuvre. En 1997, la France connaissait une situation de chômage massif avec plus de 3 millions de chômeurs et un taux de chômage de 12,5 %. Dans ce contexte, c'est toutes les pistes de lutte contre le chômage et de création d'emplois qu'il fallait ouvrir en même temps.

Redonner confiance

Le gouvernement de Lionel Jospin avait fait de l'emploi sa priorité numéro 1. Après 20 ans d'échecs collectifs dans la lutte contre le chômage, il fallait tout essayer pour redonner confiance. Les 35 heures étaient une des réponses majeures et ont fortement contribué aux résultats obtenus en 2002 : 2 millions d'emplois créés, un million de chômeurs en moins.

Aujourd'hui, la droite n'a pas de mots assez durs pour parler des 35 heures : « le virus des 35 heures, les ravages des 35 heures », on entend de tout… Mais puisque les 35 heures sont si désastreuses pour la France et les Français, pourquoi le gouvernement ne va-t-il au bout de sa logique, pourquoi ne supprime-t-il purement et simplement toutes les dispositions liées aux 35 heures ? Sans doute parce qu'il sait bien que les Français ne le laisseraient pas faire !

Les 35 heures constituent une vraie réforme politique, une grande réforme sociale. Aucun socialiste n'a jamais cru que ce serait une réforme facile, mais, même si des difficultés d'application ont été constatées, les 35 heures représentent sans conteste un formidable progrès social. Les Français y sont attachés et chacun le sait.

D'ailleurs les organisations syndicales ont vivement réagi aux annonces de remise en cause des 35 heures par le gouvernement. Elles qui ont fait les 35 heures, dans les entreprises, avec les salariés, sont bien placées pour savoir ce que la RTT a apporté comme bénéfices. Même le président du MEDEF a admis dans les Echos du 16 septembre 2003 que « revenir sur les 35 heures apparaît comme une cause de troubles plus grands que l'avantage espéré... ».
C'est dire !

Un grand mouvement de négociation

La Droite parle d'une loi brutale et autoritaire, la réalité, c'est que les lois sur les 35 heures ont généré le plus grand mouvement de négociation collective que la France ait jamais connu. Depuis 1998, ce sont plus de 120 000 accords qui ont été discutés et signés dans les branches professionnelles et dans les entreprises françaises. Jamais dans notre pays une loi ne s'était autant appuyée sur les réalités de terrain.

Il faut se souvenir qu'avant de fixer le cadre, la première loi a entraîné une immense expérimentation, à l'échelle de tout le pays. Pendant deux ans, aucune règle n'a été fixée, le volontariat et la négociation ont prévalu. Ce n'est qu'ensuite que la deuxième loi a été écrite, sur la base d'une centaine de négociations de branches et d'une dizaine de milliers d'accords d'entreprise. Un calendrier progressif a été établi. Aucun accord n'a dû être renégocié. Toute les innovations ont été transcrites dans le code du travail : possibilité d'organiser le travail sur l'année, d'accorder des jours de congés supplémentaires plutôt que de réduire la semaine de travail, de compter le temps de travail de certains cadres en jour et non plus en heures, d'épargner sur un compte la RTT au-delà du cadre annuel...

Où sont aujourd'hui la brutalité et l'autoritarisme ? Ne seraient-ils pas plutôt dans les décisions du gouvernement actuel qui impose et fait subir aux Français la disparition des emplois-jeunes, la remise en cause de l'allocation spécifique de solidarité pour les chômeurs, la diminution de l'allocation personnalisée d'autonomie pour les personnes âgées ? Le gouvernement serait le chantre de la négociation collective. Que ne l'a-t-il démontré dans tous ces domaines ou pour la réforme des retraites ?

Où est la vérité sur le coût des 35 heures ?

De la cacophonie ambiante il ressort que selon certains membres du gouvernement, le coût des 35 heures serait tellement faramineux qu'il expliquerait le dérapage actuel des nos finances publiques. C'est là un double mensonge.
     Le coût des 35 heures est pour le moins limité au regard des emplois créés

    Les 35 heures ne coûtent pas 15 milliards d'euros en 2002 comme le prétend Alain Lambert, ministre du Budget.

    En effet, il a sciemment comptabilisé l'ensemble des allégements de charges décidés par les gouvernements Balladur, Juppé et Jospin et les a regroupés sous la rubrique « aide à la RTT » ! Le total de ces allégements représente bien un montant d'environ 15 milliards d'euros mais plus de la moitié en est constitué par le coût de la ristourne Balladur/ Juppé sur les bas salaires et celui des aides prévues par la loi Robien (7,6 milliards d'euros en 2002 et 7,1 milliards en 2001). Les exonérations directement liées aux 35 h s'élevent donc quant à elles qu'à 5,2 milliards d'euros (4,8 milliards en 2001). Le solde (2,6 mds e en 2002, 2,2 mds e en 2001) correspond à l'extension à la quasi-totalité des salariés non cadres des exonérations Juppé-Balladur auparavant réservées aux très bas salaires. Cela a permis de débloquer certains salaires tout en baissant le coût du travail dans les entreprises de main d'œuvre.

    Je tiens à préciser que tous ces chiffres sont publics, ce sont ceux de la commission des comptes de la sécurité sociale. Il est alors très surprenant et sans doute sans précédent qu'un ministre du budget travestisse à ce point les chiffres ! Heureusement les économistes et parfois les élus de la majorité ont été là pour rétablir la vérité.

    En résumé, le montant des allégements de charges liés aux 35 heures est inférieur aux baisses de charges décidées par les gouvernements Balladur et Juppé. Et en tout état de cause, ce coût ne se mesure pas en dépenses publiques supplémentaires mais en baisse de prélèvements sur les entreprises.

    Ce coût est d'autant plus limité qu'il ne tient, à ce stade, pas compte des créations d'emplois induites par la RTT, ni donc des cotisations sociales nouvelles. En retenant un chiffre de 350 000 emplois créés (estimation très prudente), la RTT a pourtant rapporté plus de 4 milliards d'euros de cotisations supplémentaires à la Sécurité sociale, sans compter les rentrées fiscales et la baisse des dépenses de l'UNEDIC.

     La dégradation de nos comptes publics a d'autres causes

    Les déficits publics s'élèvent actuellement à 4% du PIB, soit 1 point au-dessus du seuil maximum autorisé par le Pacte de stabilité. Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que le gouvernement essaie de trouver une (grosse) ficelle pour démontrer que sans « l'héritage » du précédent gouvernement, on serait en fait à 3% ! Le montant global des allégements de charges ayant l'avantage de représenter très exactement un point de PIB, il n'y avait qu'un pas, que le gouvernement s'est empressé de franchir, pour en faire le responsable de nos déficits.

    Malheureusement pour lui, la manœuvre est déjouée. Chacun sait aujourd'hui le vrai coût des 35 heures, sans commune mesure avec la dégradation alarmante des comptes publics.

    Celle-ci résulte en réalité de l'irresponsabilité budgétaire dont le gouvernement fait preuve depuis 18 mois : les dépenses publiques (budget et Sécurité sociale) ont augmenté à un rythme inconnu depuis 10 ans ; les cadeaux fiscaux aux plus favorisés ne sont pas financés ; la dette publique va croître de 5 points de PIB entre 2001 et 2004.

Les conséquences des 35 heures sur l'économie ?

La droite veut aussi nous faire croire que les 35 heures auraient eu des conséquences dramatiques pour l'ensemble de notre économie. Là aussi, on peut s'en étonner.

La meilleure façon de voir la réalité, c'est de nous comparer aux autres et notamment aux pays européens qui, bon an, mal an, sont soumis à une même conjoncture. Sous Balladur-Juppé, nous avions 1,5 % de croissance alors que l'Europe progressait de 2,1 %. Sous Jospin, nous sommes devenus la locomotive avec 3% de croissance en France contre 2,4 % en Europe. 0,6 % de croissance en plus par an de 1997 à 2001, soit 2,4 % de PIB de plus, c'est justement le surcroît d'emplois liés aux 35 heures. Encore une coïncidence, l'effet du hasard ? Depuis nous plongeons, désormais nous sommes au bord de la récession, comme le reconnaît le premier ministre.

Les 35 heures n'ont donc pas déstabilisé notre économie ni désorganisé globalement nos entreprises. Deux chiffres suffisent à le prouver :
     les investissements étrangers continuent d'arriver à un rythme soutenu en France et n'ont pas été freinés par les 35 heures.

     la productivité des entreprises a augmenté selon l'INSEE de 4 à 5 % sous l'effet de la RTT. Pour autant je n'ai jamais cessé d'être attentive aux entreprises comme les hôtels, cafés, restaurants, les commerces ou l'artisanat qui avaient des difficultés particulières. Et plus encore des 10 % de salariés qui considèrent que les 35 h leur ont été défavorables à côté des 70 % qui s'en déclarent satisfaits. C'est bien sûr à l'ensemble de ceux qui vivent ces inconvénients qu'il faut d'abord penser pour continuer à avancer.

Un tiercé gagnant

Dans la majorité des cas, même si ici et là certains déséquilibres ont été constatés, les accords RTT ont en fait été souvent « triplement gagnants ».
 Gagnants pour l'entreprise qui a pu rechercher de la souplesse dans son organisation, et allonger la durée d'utilisation de ses équipements.
 Gagnants pour les salariés grâce à l'amélioration de leurs conditions de travail et de vie.
 Gagnants pour l'économie grâce à la création d'emplois.

Lourde responsabilité du gouvernement actuel

Si notre économie va mal, ce n'est donc pas la faute aux 35 heures. Le premier responsable de notre situation économique, c'est le gouvernement. C'est lui qui a cassé le cercle vertueux confiance-consommation-croissance-emploi créé par le gouvernement Jospin.

Les revenus des français sont en baisse (-1,1 % au premier semestre 2003), la consommation faiblit (+0,1 % seulement au second trimestre 2003 contre +1,6 % en 2002 et +2,7 % en 2001), les carnets de commande des entreprises se vident, elles cessent d'investir (stagnation pour 2003, -2,8 % en 2002 contre +3,5 % en 2001). Au final, la confiance des ménages, premier moteur de leur consommation, plonge à des niveaux jamais atteints depuis 1996.

Et la croissance suit le même mouvement : après +2,1% en 2001 et +1,2% en 2002, les prévisions tournent autour de zéro pour 2003. Cela signifie que nous sommes entrés en quasi-récession et que notre taux de croissance est repassé sous le niveau américain et sous la moyenne européenne.

Par ailleurs, dès son arrivée, le gouvernement Raffarin a mené une entreprise de démolition des leviers de la politique active de l'emploi (35 heures, emplois-jeunes, CES-CEC, insertion...).

Les résultats de cette politique économique et sociale ne se sont pas faits attendre : pour la première fois en France depuis 10 ans, le nombre d'emplois a baissé (-60 000 au premier semestre 2003) et, pire, nous allons retrouver un chômage à deux chiffres avant la fin de l'année.

Alors bien sûr, pour s'exonérer de ses erreurs de politique économique, le gouvernement n'a de cesse de nous expliquer que la mauvaise situation économique résulte d'abord de la détérioration du contexte international. C'est vrai que le ralentissement économique intervenu depuis 2001 a été observé dans toutes les économies européennes. Dans ce cas, les 35 heures ne peuvent donc pas être en cause puisqu'elles n'ont été appliquées qu'en France... A l'inverse, la croissance française a été une des plus fortes d'Europe, entre 1998 et 2002, précisément au moment et après la mise en place de la RTT.

L'argument des 35 heures est donc absurde. Au-delà de la conjoncture internationale, c'est aujourd'hui la panne de la consommation qui explique le ralentissement économique. Qui peut raisonnablement soutenir qu'en croissance zéro et quand le chômage s'accroît, la RTT ferait peser une contrainte sur les capacités de production des entreprises ?

L'attaque en règle contre les 35 heures ne reflète rien d'autre que le désarroi du gouvernement. Il a fait des choix de politique économique. Qu'il les assume ! Qu'il assume d'avoir servi sa clientèle (baisse de l'impôt sur le revenu, réduction de l'ISF avec l'emploi comme alibi, hausse uniforme de la consultation des médecins…). Qu'il assume d'avoir ponctionné les plus modestes (baisse du taux du livret A, hausse des tarifs des services publics EDF, Timbre Poste, SNCF, RATP, refus d'augmenter la prime pour l'emploi, hausse des cotisations UNEDIC, plafonnement des AGS…). Qu'il assume d'avoir négligé les salaires.

Pendant la campagne présidentielle, le candidat Chirac promettait « les salaires plutôt que les 35h ». A présent, il n'y a ni les salaires ni les 35h. Pas plus que les 35h n'auront été un obstacle aux augmentations salariales, l'arrêt des 35h ne se sera traduit par des augmentations salariales.

Qu'en est-il des 35 heures dans les hôpitaux ?

Après avoir tardé à réagir cet été pendant la canicule, le gouvernement donne aujourd'hui l'impression de ne gérer la situation sanitaire et hospitalière que par la compassion. Mais ce qu'attend le personnel médical et non-médical des hôpitaux, ce n'est pas de la compassion, c'est une amélioration de ses conditions de travail.

Or l'objectif des 35 heures à l'hôpital était précisément de soulager le personnel hospitalier et de réduire la pénibilité de son métier. Compte tenu de la situation, l'application des 35 heures ne peut être que progressive et doit coïncider avec des embauches nouvelles. Et pour embaucher, il faut qu'il y ait du personnel formé et disponible. C'est ce qui manque aujourd'hui. Et pourtant nous avons agi !

Entre 1995 à 1997 le gouvernement Juppé avait en effet diminué le nombre de places ouverts dans les écoles d'infirmiers (-2000) et en faculté de médecine (0). Quand on sait qu'il a d'abord fallu que le gouvernement Jospin rattrape ce retard et aille même au-delà (+11 000 places dans les écoles d'infirmiers, +1200 places pour le numerus clausus des médecins), quand on sait qu'il faut ensuite plusieurs années entre le moment où on entre dans une formation et le moment où on entre sur le marché du travail, on comprend mieux pourquoi l'application des 35 heures s'est faite pas à pas. A ce jour, sur les 45 000 embauches nécessaires pour compenser les 35 heures, seules 10 à 15 000 ont été réalisées. Partout où les embauches n'ont pu être concrétisées, les 35 heures n'ont pas été réellement appliquées et ont seulement fait l'objet de provisions dans les comptes épargne-temps des salariés concernés. Donc non seulement les 35 heures ne sont pas la cause de la désorganisation des hôpitaux, mais en plus elles n'ont pas pu coûter cher puisque 10 à 15 000 embauches réalisées équivalent à peine à 500 millions d'euros.

Y a-t-il une crise de la valeur travail ?

Comme tous les socialistes, je suis convaincue que le travail ne permet pas seulement de gagner sa vie. Il permet aussi d'avoir une utilité sociale. Je ne crois pas aujourd'hui à une crise générale du travail dans notre société. La preuve : les chômeurs se battent pour retrouver un travail, des salariés se battent pour ne pas le perdre.

Mais il est vrai que le découragement face au travail peut être grand quand on est licencié pour des raisons strictement financières et boursières, ou lorsque la rentabilité à court terme des capitaux devient l'objectif prioritaire de l'entreprise. Pour que les salariés, cadres ou non, retrouvent un véritable intérêt au travail, il nous faut des entreprises " entreprenantes " qui donnent envie à chacun de mettre sa compétence, son expérience et son imagination au service de la production de biens et de services dans des conditions de vie au travail satisfaisantes, et non des entreprises au seul service des intérêts financiers.

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