La grande illusion

Martine Aubry

Point de vue de Martine Aubry, paru dans le quotidien Le Monde daté du 10 février 1995


 
Est-il incongru de se demander qui est M. Balladur ? Président avant même d'être candidat, maître incontesté des sondages et donc a fortiori des urnes. Nous serions priés d'admettre cette évidence. L'hôte de Matignon est - nous dit-on - courtois, poli et rassurant. L'élégance en prime compléterait la panoplie d'un futur locataire de l'Elysée. Mais l'évidence n'est-elle pas qu'illusion ?

Personne ne peut prétendre gouverner la France, comme l'a fait depuis deux ans le premier ministre, en s'ingéniant à stopper les vagues pour ne pas déplaire, les yeux rivés sur les sondages, en esquivant systématiquement le débat, et en reculant à la moindre résistance.

Gouverner, c'est avoir le courage d'assumer des choix, l'imagination pour trouver des solutions dans cette période de crise, et, bien évidemment, la volonté d'exposer clairement une politique. Gouverner, c'est régler les problèmes des Français, lutter contre les déchirures sociales, combattre toutes les formes d'exclusion, c'est donner à chacun un avenir personnel et professionnel. La gauche n'a pas toujours réussi, à elle donc également des responsabilités dans la situation présente. Nous le savons et nous en avons tiré les conséquences.

Il reste qu'une grande majorité de nos concitoyens s'interrogent. Qui est donc M. Balladur ? Quelle a été, quelle sera demain sa politique ? A défaut de programme et de propositions du candidat, analysons son bilan pour y voir plus clair.

Ne lui en déplaise, la France va mal !

Le chômage, comme l'exclusion, les inégalités et les déficits publics ne cessent de s'aggraver. Beaucoup de familles souffrent des conséquences des fractures sociales, s'inquiètent de l'avenir de la protection sociale et craignent pour la sécurité dans leur quartier. C'est cela, la réalité qui se cache derrière les propos anesthésiants.

En premier lieu, examinons les résultats de sa politique de l'emploi. Depuis mars 1993, on compte 330 000 chômeurs supplémentaires. L'an dernier, malgré la reprise économique mondiale, le chômage a légèrement progressé, ce qui représente, au-delà des autosatisfecit du gouvernement, un résultat très modeste par rapport aux voisins.

Mais derrière ce constat assez sombre se cache une réalité autrement plus grave avec l'explosion du chômage de longue durée. Avec une augmentation de 35 % de chômeurs de longue durée, la France bat depuis mars 1993 ses plus tristes records. Certes, nous savons bien qu'en période de reprise leurs difficultés à exercer immédiatement un travail les écartent souvent des nouvelles embauches. Mais cette logique naturelle du marché peut se corriger si, bien sûr, la volonté politique est là. Combattre le chômage de longue durée, c'est surtout offrir à chaque demandeur d'emploi une solution individualisée. Rappelons-nous que les gouvernements précédents en avaient fait leur priorité, soucieux de ne pas laisser s'enkyster, aux portes de l'exclusion, des centaines de milliers de personnes. Le chômage de longue durée avait alors baissé dans une période où la crise économique était autrement plus aiguë. Hélas, l'ensemble des efforts entrepris a été stoppé et certains dispositifs pour les moins qualifiés purement et simplement supprimés.

Dès lors, comment ne pas être désarmé par les promesses du premier ministre de faire baisser le chômage de 200 000 personnes chaque année durant cinq ans ? Noble objectif, bien que limité au regard de l'ampleur du problème. Mais comment y parvenir ? Aucune réponse, aucune piste. En matière de lutte contre le chômage, il est nécessaire d'innover puisque la croissance à elle seule ne suffit plus. Mais, depuis deux ans, toute réforme structurelle propre à développer l'emploi aura été écartée. Quelles initiatives en matière de durée du travail ? Quelles impulsions pour créer des emplois de services aux personnes, des emplois de proximité ? Rien, si ce n'est l'octroi d'avantages fiscaux exorbitants aux plus aisés, pour l'emploi de gens de maison !

Le logement ? Chacun connaît, là encore, les besoins. Un million de personnes attendent pour accéder à un logement social, et 400 000 sont sans domicile fixe. Edouard Balladur a annoncé une relance du logement. Or les crédits publics sont revus à la baisse dans un secteur pourtant créateur d'emploi. Sous couvert d'incitation pour le logement, le gouvernement a accordé des avantages fiscaux aux propriétaires bailleurs et aux acquéreurs de logement, notamment à ceux qui détenaient des sicav monétaires, tandis qu'il rendait plus difficile l'accès au logement social par la très forte augmentation des plafonds de ressources.

Faux-semblant aussi lorsqu'on affiche une grande compassion pour les sans-logis tandis que sont réduits les crédits de construction HLM et que l'on supprime les effets de la loi Besson, qui imposait la construction de logements sociaux dans les communes n'en possédant pas. Sans oublier que ce même gouvernement envoie la police rue du Dragon, lorsque les sans-logis, après avoir réclamé un toit pour se loger, demandent à accéder au savoir pour sortir de l'exclusion.

La protection sociale ? Les tentations de remise en cause sont aujourd'hui très fortes. Cinquante milliards de déficit cette année et au moins autant l'an prochain. Beaucoup de Français s'inquiètent de l'avenir de la Sécurité sociale. Comment oublier les promesses hasardeuses de rétablissement de l'équilibre des comptes de la Sécurité sociale qui justifiaient l'augmentation de la CSG, des taxes sur l'essence, celles du tabac et de l'alcool et surtout la baisse des remboursements ?

Clientélisme, absence de volontarisme et de courage, telles sont les caractéristiques du bilan du premier ministre-candidat

Là encore, la politique suivie par Edouard Balladur est plus dure pour les plus fragiles. Ainsi, la hausse du ticket modérateur pénalise ceux qui n'adhèrent pas à une mutuelle, c'est-à-dire les chômeurs, ceux qui n'ont pas accès aux structures de santé, ceux qui doivent effectuer d'autres choix de dépenses familiales, au détriment de leur santé.

Même politique pour les retraites. Le gouvernement a porté à quarante années la période de cotisation ouvrant droit à la retraite. Mais cette réforme que la gauche n'a pas menée à son terme favorise les cadres par son mode de calcul, et rien n'a été envisagé pour les jeunes dont l'entrée dans la vie active est retardée en raison de la mauvaise conjoncture ou pour ceux dont l'activité aura été longuement interrompue.

La crise ne date certes pas de 1993. Edouard Balladur s'est pourtant lourdement trompé de politique économique. Il a ainsi ponctionné, depuis mars 1993, 135 milliards sur les ménages pour les transférer sans contrepartie aux entreprises, notamment en matière de création d'emplois. Il a ainsi pris le risque de limiter la consommation et donc la croissance. Il a gouverné pour rassembler une clientèle et non pour redresser durablement notre économie.

Et, là où le gouvernement prétendait nous donner des leçons, on ne peut que constater l'échec. Alors que nous avions su rétablir la compétitivité des entreprises et juguler l'inflation, Edouard Balladur cumule les déficits. Malgré les combines et les recettes des privatisations, le déficit budgétaire augmente vertigineusement et la dette publique s'accroît de manière démesurée : 1 000 milliards en deux ans, soit un endettement de 40 000 francs par famille.

Et si, dans certains domaines, comme l'éducation ou l'aménagement du territoire, les ministres du gouvernement ont souhaité s'attaquer aux problèmes structurels, faute d'obtenir les moyens des politiques affichées, les réponses ne sont restées que simples déclarations d'intention.

Que dire de la morale et de l'éthique en politique ? Trois ministres obligés de démissionner dont un en prison accusé d'enrichissement personnel, où est la morale ?

Clientélisme, absence de volontarisme et de courage, telles sont les caractéristiques du bilan de notre premier ministre-candidat. Mais ne nous trompons pas, ses seules véritables réformes ont visé à contenter l'électorat de droite le plus classique.

Signe avant-coureur, la première loi votée sous son autorité était une loi d'exclusion. Depuis 1993, les enfants ne naissent plus égaux sur le sol français puisque a été défait, sous l'autorité de Charles Pasqua, une oeuvre essentielle de la Libération. Edouard Balladur n'a pas hésité à toucher au droit de la famille ni à organiser, l'été dernier, une marée de contrôles au faciès encore jamais entreprise dans les quartiers à risques, sous couvert de chasse aux terroristes. Pendant ce temps, le ministre de l'intérieur détenait à Folembray, au mépris du droit des personnes le plus élémentaire, une vingtaine de «suspects».

A l'évidence, le premier ministre n'a pas travaillé pour tous les Français.

Beaucoup de nos concitoyens ne veulent plus aujourd'hui être bercés d'illusions et commencent à se demander qui se cache derrière le masque lisse et propre du premier ministre. Les Français ont besoin de connaître l'homme qui entend accéder aux plus hautes responsabilités de l'Etat. Cela a toujours été ainsi.

Le général de Gaulle incarnait dans l'opinion une volonté de reconstruction et de grandeur pour le pays, Georges Pompidou la redistribution tranquille des fruits de la croissance, Valéry Giscard d'Estaing une certaine idée de la modernité et François Mitterrand une société plus juste et plus solidaire. Que nous propose le premier ministre ? Qui est-il ? Les Français doivent le savoir.

Edouard Balladur refuse la confrontation, drapé dans son assurance et sa susceptibilité. Comment peut-on laisser croire que débattre dans une démocratie est inconvenant, voire irrespectueux ? Et pourtant, débattre d'un programme avec les Français, fixer des orientations claires pour l'avenir du pays, faire des choix, dire la vérité, avoir de l'imagination et du courage, n'est-ce pas ce que l'on est en droit d'attendre des responsables politiques dans une démocratie ?

Les Français, j'en suis convaincue, sont disponibles pour construire une société plus juste et plus solidaire à condition qu'on les y incite. La gauche doit leur donner espoir en leur proposant un projet responsable et juste et en mobilisant tous ceux qui peuvent mettre en mouvement notre société.

La gauche, et principalement Lionel Jospin, va faire des propositions. Edouard Balladur doit accepter d'en débattre... pour faire cesser la grande illusion !

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