« Il est grand temps de sortir des discours »

Martine Aubry
Interview avec Martine Aubry parue dans le quotidien Libération daté du 21 février 1997.
Propos recueillis par Jean-Michel Thenard


Il est grand temps...
«Il est grand temps», clame Martine Aubry dans un livre(1) qui sort aujourd'hui en librairie. A un an des législatives, l'ancien ministre du Travail socialiste entend ainsi activer le débat au sein d'un PS qui a toujours du mal à trouver son rythme par rapport au mouvement social. Entretien.

Ce « Il est grand temps », c'est une supplique à l'adresse des dirigeants du PS ?
Le sentiment des Français aujourd'hui est clair: notre société ne fonctionne plus. Le chômage, l'exclusion qui entraînent dislocation sociale et repli sur soi, la rongent. L'Etat, les services publics, la protection sociale sont en crise, l'ascenseur social est en panne. En un mot, on marche sur la tête. Face à cela, les politiques leur semblent impuissants car longtemps ils ont dit que la crise était internationale, qu'il était difficile d'agir dans un contexte de mondialisation tandis que d'autres, encore aujourd'hui, nous proposent une société toujours plus libérale, où ceux qui sont sur les rails s'en sortent toujours mieux alors que les inégalités de patrimoine et de revenus et l'exclusion s'accroissent. Face à cette situation et à un gouvernement qui ne propose aucune perspective, la gauche porte une responsabilité immense. Elle ne peut se contenter de corriger les effets néfastes du libéralisme. Elle doit redonner une volonté collective et une espérance à notre pays en proposant un autre modèle de développement et une société où l'on vive mieux ensemble. Elle le fera en s'appuyant sur ses valeurs, celles de la République et de la démocratie, mais aussi de solidarité et de justice. Elle doit dire ce qu'elle va faire et comment elle veut le faire.

Toutes choses que le PS ne fait pas encore, selon vous ?
Il a déjà beaucoup avancé. Sur la lancée de la campagne présidentielle de Lionel Jospin, il a le mérite d'avoir remis au cœur du débat des thèmes essentiels que la droite ignorait: la révolution du temps de travail, l'avenir des jeunes, une fiscalité plus juste... On voit bien que, derrière ces propositions, se profile une autre vision de la société. Derrière le temps de travail, c'est l'organisation de la vie de chacun qui est en jeu. Derrière la fiscalité, les priorités pour l'action publique et quelle solidarité pour notre pays. Derrière l'emploi des jeunes, quelle société veut-on construire pour demain pour nos enfants ? Il faut proposer cette alternative. Nous avons un an pour terminer ce travail et le présenter aux Français. Chacun à gauche doit y contribuer. Je le fais, comme d'autres, par ce livre et par le travail sur le terrain et au sein du PS.

Sur l'immigration, vous avez l'impression que le PS a su présenter une «alternative» à l'occasion de la polémique provoquée par le projet de loi Debré ?
La gauche doit avoir le courage de dire que l'immigration n'est pas le problème numéro 1 du pays, qui réside dans le chômage, l'exclusion et la dislocation sociale. C'est en affirmant nos valeurs de solidarité et de respect des droits de l'homme que nous serons crédibles sur l'ensemble de notre projet. Chacun sait aujourd'hui que l'on ne peut ouvrir les frontières à tous vents, mais, en revanche, les étrangers qui sont sur notre territoire doivent être traités dans le respect de chacun. Le PS fera des propositions en mars sur l'immigration. Je m'en réjouis.

A Vitrolles, les socialistes se sont-ils donné les moyens de symboliser la rénovation face au FN ?
A Vitrolles, la rénovation n'était pas en marche, c'est clair. Nous avons une responsabilité collective mais n'oublions pas la responsabilité de la droite, qui, en courant après le Front national, finit par être rattrapée.

L'appel à la désobéissance civique sur les lois Debré, la gauche devait le soutenir ?
Quand un gouvernement franchit la ligne rouge, il est sain que, dans notre pays, il y ait des cris pour refuser l'inacceptable. La loi Debré, dans son ensemble, est inique. Nous devons tout faire pour qu'elle ne soit pas votée ­ c'est le sens de l'appel que nous avons lancé avec un certain nombre d'élus de gauche. Si elle l'était, nous saisirions le Conseil constitutionnel pour la faire annuler, et nous l'abrogerons quand nous reviendrons au pouvoir.

Qu'appelez-vous la quatrième catastrophe ? Les «affaires» ?
Les «affaires», c'est le deuxième septennat. La grande faute du premier, c'est la «théorie de la parenthèse».On peut toujours expliquer les choses aux gens, mais on ne peut pas leur mentir. C'était une idée déraisonnable, mais elle n'était pas cynique, car tant Mitterrand que Mauroy pensaient vraiment qu'en deux ans on aurait assaini et qu'on pourrait recommencer à piloter la croissance à coups de dépense publique... Ils n'avaient pas intégré l'économie moderne. On peut survivre à une cure d'austérité expliquée, mais il faut en donner les raisons détaillées, la prendre en charge. C'est sur la «théorie de la parenthèse» que se fait le décrochage de l'opinion.

Le PS, depuis un certain temps, n'a-t-il pas du mal à entendre ces «cris» ?
Je crois au contraire que la leçon de 1993 nous a fait réagir. Les pratiques politiques changent au PS; nombreux sont les élus qui, aujourd'hui, sont des hommes de terrain et de proximité qui expérimentent de nouvelles réponses.

C'est ce que vous appelez dans votre livre, «reconstruire la politique» ?...
Il nous faut en effet retrouver la politique, c'est-à-dire sortir du discours de l'impuissance, redonner une perspective à ce pays, proposer une alternative au modèle libéral à tous crins. Faire de la politique, c'est retrouver nos valeurs, proposer un sens et mobiliser pour mettre en œuvre notre projet. Il est grand temps de sortir des discours et de faire.

Le PS a dit cet automne ce qu'il souhaitait faire en matière économique s'il revenait au pouvoir. Mais il n'a pas expliqué comment il comptait financer son programme, en particulier la création de 700 000 emplois pour les jeunes. Cela ne nuit-il pas à sa crédibilité ?
Nous avons eu raison de fixer une priorité à l'emploi des jeunes, mais il faut remettre notre proposition dans le cadre d'un nouveau modèle de développement. C'est un enjeu de la réforme fiscale. En rééquilibrant les prélèvements entre les revenus du capital ­ qui aujourd'hui échappent largement à l'impôt ­ et les revenus du travail ­ qui sont lourdement taxés ­, on dégage des moyens de financement et on abaisse le coût du travail, ce qui favorise l'emploi. On peut ainsi attendre de la politique que nous proposons une baisse de la délinquance, du chômage, de l'exclusion, de la pollution... L'argent que nous récupérerons ainsi ouvrira de nouvelles marges de manœuvre. Il y a dans la réponse à ces besoins essentiels ­ logement, santé, éducation, sécurité ­ et aux nouveaux services qui rendront la vie plus facile et agréable à vivre, des centaines de milliers d'emplois potentiels. A nous d'inciter à leur création et de donner une priorité à l'embauche des jeunes.

Vous dénoncez dans votre livre les «fausses pistes» de la réforme. Le RMI pour les jeunes dès 18 ans qui figure dans l'accord électoral que le PS a signé avec les Verts n'en est-il pas une ?
Etre de gauche aujourd'hui, c'est préférer donner à chacun les moyens de se prendre en mains plutôt que d'assister. Le RMI permet de survivre et non de vivre. La société que nous voulons construire doit permettre à chaque jeune de s'insérer dans la société par un emploi et non d'être assisté par un chèque en fin de mois. Ce n'est pas facile. Mais cette société, j'en suis convaincue, nous pouvons la construire

(1) Il est grand temps, de Martine Aubry.
Albin Michel. 256 pages, 95 F.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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