Monsieur Raffarin,
arrêtez la mascarade




Tribune signée par Martine Aubry, maire de Lille, Jack Lang, député du Pas-de-Calais et Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, parue dans le quotidien Libération daté du jeudi 10 février 2005



Martine
Aubry


Jack
Lang


Dominique
Strauss-Kahn




Notre démocratie s'honore des grands débats qui l'animent. Ils ont fait les grandes pages de son histoire. La France est admirée pour cela. Encore récemment, celui sur le port des signes religieux à l'école, quoique mal embarqué et quoi que l'on pense de son issue, a été de bonne tenue.

En revanche, la caricature de débat que nous offre le gouvernement depuis quelques jours est affligeante.

Nous voulons dire tout d'abord notre exaspération devant les petits arrangements du gouvernement avec la réalité. Quand la mauvaise fois le dispute au mensonge, quand la réalité est travestie, c'est la démocratie qui est abîmée.

« J'ai trouvé [en arrivant] une croissance négative », avez-vous dit ! 3 % de croissance en moyenne entre juin 1997 et mai 2002 ­ ce ne sont pas nos chiffres, mais ceux de l'Insee ­, vous appelez ça une croissance négative ? Mieux, la France était devenue la locomotive de l'Europe et sa croissance égalait même celle des Etats-Unis. On ne peut pas en dire autant depuis que vous êtes aux responsabilités puisque la croissance se traîne péniblement à 1,5 % en moyenne.

Le gouvernement Jospin aurait aussi « bloqué les salaires ». Version Devedjian, il aurait « ravagé le pouvoir d'achat », qui aurait « augmenté de 0 % en 2000 ». Là encore, nous lisons les comptes de l'Insee : le pouvoir d'achat a augmenté de 3,1 % en 2000, 3 % en moyenne sur 1997-2002. Qu'en dites-vous, vous qui avez limité la croissance du pouvoir d'achat alors que tout augmente, les tarifs publics, la santé qu'il faut maintenant payer, les loyers, domaine dans lequel nous portons aussi notre part de responsabilité ?

Nous pourrions multiplier les exemples de ces contre-vérités. Prenons les 35 heures : vous parlez de «loi autoritaire» alors que celle-ci a entraîné le plus vaste mouvement de négociation jamais connu en France. Des dizaines de milliers d'accords ont été signés. Vous dites que « les mêmes solutions ont été imposées partout » alors qu'au contraire la loi a permis de faire du sur-mesure, branche par branche, entreprise par entreprise. Vous parlez de « carcan des 35 heures » pour faire croire que les heures supplémentaires étaient interdites, alors que la loi donnait la possibilité d'en faire 130 par an, ce qui est largement suffisant. En effet, le nombre d'heures moyen des salariés qui font des heures supplémentaires est de 59 par an, si bien que la loi Fillon, avec ses 180 heures, a été inutile. D'autant qu'il est légal d'en faire davantage en cas de difficulté de recrutement ou de surcroît temporaire d'activité.

Ne parlons pas de Jean-François Copé, ministre délégué au Budget qui ose dire que « certains salariés ne peuvent profiter de leurs jours de RTT car ils n'ont pas les moyens de se payer des loisirs et doivent donc travailler plus ». Car pour vous les loisirs se résument à des sports d'hiver ou des vacances coûteuses au soleil. Ne savez-vous pas que beaucoup de salariés ont besoin de repos, de temps pour eux, pour les autres, pour leur famille, dont vous dites être les défenseurs ? Quelle drôle de conception de la vie !

Que dire aussi des promesses non tenues ? La recherche et l'éducation devaient être des priorités, c'était un engagement de Jacques Chirac. Ces promesses auront tout juste tenu un été ; la recherche a été sacrifiée, dès votre premier budget, sur l'autel des baisses d'impôt de quelques privilégiés. Par comparaison à 2002, 85 000 postes manqueront dans les établissements scolaires. Nouvelles promesses face à la mobilisation sans précédent des chercheurs et des enseignants l'an dernier, nouvelles trahisons qui se profilent. Au-delà de la méthode, détestable, c'est l'avenir de notre pays que vous sacrifiez ainsi.

Doit-on aussi rappeler qu'une solution pour les intermittents du spectacle devait être trouvée avant fin 2003 alors que rien n'est encore réglé ? Doit-on rappeler les déclarations de François Fillon, alors ministre de l'Emploi, qui voyait le chômage en baisse dès la fin 2003 ; ou les vôtres qui annonçaient en 2004 une baisse de 10 % du chômage ?

Comment accepter enfin que le passage en force soit devenu une véritable méthode de gouvernement sur tous les textes alors que le président de la République s'était engagé à ce que rien en matière sociale ne soit fait sans les partenaires sociaux ? Ecole, services publics, décentralisation... et c'est maintenant au tour des 35 heures !

Les 35 heures, tout comme le RMI ou la CMU, sont une des évolutions majeures de notre société, sans doute l'une des plus importantes des dernières décennies. On peut être pour, on peut être contre, toutes les opinions sont respectables. Vous avez bien sûr la majorité pour faire voler en éclats cet acquis social, même si quatre défaites électorales successives devraient vous inciter à moins d'arrogance et même si vous n'avez pas été mandaté pour cela par les Français.

Convenons tout de même que ce texte méritait mieux qu'un débat de cinq jours dans une niche parlementaire. Le gouvernement a souhaité défaire en quelques heures ce que des centaines de milliers de syndicalistes et des dizaines de milliers de chefs d'entreprise ont mis cinq ans à construire ensemble.

Souvenons-nous, en effet ! Pendant deux ans, de mi-1997 à mi-1999, nous avons laissé place à la seule négociation. Avec un unique mot d'ordre : cap sur l'emploi. Les branches et les entreprises ont répondu présent. Des milliers d'accords ont été signés. Une gigantesque expérimentation a eu lieue à l'échelle du pays. Tout ce que la France compte comme relais intermédiaires a été consulté. Les accords ont été examinés à la loupe, ce sont eux qui ont fait la loi. Ensuite, place au Parlement : chaque mot, chaque virgule de la loi a été pesée, sous-pesée, commentée, débattue, rectifiée, pendant des heures et des heures. Trois mois de débats intenses pour une loi adoptée finalement en janvier 2000 prévoyant l'extension progressive sur quatre ans des 35 heures à l'ensemble du pays. Cette loi a été respectueuse des accords, aucun n'a eu à être renégocié.

Ici, rien de tout cela. Les partenaires sociaux n'ont pas été consultés, les procédures d'instruction ont été tronquées par le choix de la voie d'un texte d'origine parlementaire. Non, ce n'est pas la rue qui gouverne. Mais peut-on lui reprocher de se faire entendre là quand on refuse de l'écouter ici ?

Le gouvernement ne peut pas avoir pour seule réponse aux manifestations un déluge de mensonges et de contre-vérités ; faute d'assumer les conséquences de sa politique contestée dans le pays, il essaie d'en faire porter la responsabilité à d'autres en déformant la réalité. Pourquoi dire aux Français que vous leur proposez de travailler plus pour gagner plus alors que votre loi livre les salariés les moins protégés au bon vouloir des chefs d'entreprise et que vous supprimez le paiement des majorations d'heures supplémentaires. A qui fera-t-on croire que ce sont les salariés qui choisissent leur temps de travail ? Vous proposez un marché de dupes.

Monsieur le Premier ministre, arrêtez cette mascarade. Vous devez retrouver le chemin du débat et de la confrontation d'idées et de projets. Nous y sommes prêts, avec vous-même et avec les ministres que vous désignerez. Nous sommes prêts à parler de notre bilan comme du vôtre, de nos réussites comme de nos échecs, textes et chiffres à l'appui, avec experts et journalistes pour arbitrer nos échanges. Nous sommes prêts à parler aussi de l'école et de la loi Fillon, des services publics, de la recherche, de la politique économique et aussi des 35 heures, de ce qui a marché et de ce qu'il faut améliorer.

Si 85 % des salariés sont satisfaits, nous restons préoccupés par les 15 % de salariés dont les conditions de travail se sont détériorées, et nous voulons aider les PME qui ne savent pas comment s'y prendre pour trouver des solutions adaptées. Vous devez retirer ce texte, il en est encore temps. Pour vous en convaincre, vous devez écouter les Français et accepter le débat.

Nous voulons confronter nos projets, le nôtre est social, le vôtre est libéral, que chacun assume en toute transparence ses valeurs. Les Français ont le droit de savoir où leurs dirigeants les emmènent réellement. Ensuite ils prendront leurs responsabilités. La politique s'en trouvera revalorisée et notre démocratie, renforcée.
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