Europe : le mythe dangereux de la " crise salutaire "




Tribune signée par Martine Aubry, ancienne ministre, maire de Lille, Jean Le Garrec, ancien ministre, député du Nord, vice-président de l'Assemblée nationale et Michel Wieviorka, sociologue, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), parue dans le quotidien Le Monde daté du 19 octobre 2004



Martine
Aubry


Jean
Le Garrec


Michel
Wieviorka




Parmi les arguments mis en avant pour justifier le rejet du traité constitutionnel européen, il en est un qui mérite un temps d'arrêt : dire " non "ouvrirait une " crise salutaire " qui profiterait à l'Europe tout entière. Pouvons-nous envisager une telle perspective avec confiance ?

Essayons d'imaginer une Europe en crise face aux grands enjeux du moment. Le terrorisme appelle coopération et concertation, là où la tentation de chaque pays visé est d'agir pour son seul compte, ses propres intérêts a contrario des déclarations publiques consensuelles de solidarité internationale.

La démocratie régresse, là où la fin de la guerre froide avait suscité d'immenses espoirs, en Russie, où Poutine vient encore de s'illustrer avec la manière dont il a géré la prise d'otages de Beslan, et même aux Etats-Unis, où le Patriot Act ne constitue assurément pas un progrès de ce point de vue. Face à la violence des Etats sur leurs propres citoyens, aux mises en cause de la démocratie, une Europe en crise serait encore plus affaiblie et les pays qui la composent ne pourraient que s'incliner, ou se compromettre - chacun à sa façon, chacun pour soi.

L'économie moderne est brutale, et elle l'est d'autant plus que les échanges ne sont pas régulés, les marchés organisés, les migrations traitées politiquement, le droit international développé. Une crise de l'Europe ne peut que mettre en cause les progrès qu'elle a apportés dès ses premiers pas, y compris avec l'euro. Elle apporterait une contribution paradoxale au développement planétaire du sous-développement, au renforcement des injustices sociales partout dans le monde, à l'approfondissement des fractures entre le Nord et le Sud, sur fond de repli égoïste des Etats-nations européens - chacun chez soi ?

L'unilatéralisme des Etats-Unis, leur hégémonie militaire, leur modèle économique et le libéralisme financier qu'il met en œuvre ne sont pas particulièrement porteurs de valeurs humanistes et démocratiques. Et si l'antiaméricanisme est une idéologie simpliste et dangereuse, la voix de l'Europe demeure essentielle pour limiter l'influence des comportements impérialistes de l'hyperpuissance américaine.

Ce ne sont pas les voix dispersées des pays européens, dont quelques-uns ont même choisi plutôt de s'aligner derrière les Etats-Unis, qui pourraient exercer une quelconque emprise sur le chaos irakien, ou imposer la recherche d'une sortie négociée et d'une paix acceptable dans le conflit israélo-palestinien - à chacun ses petites affaires internationales, son éventuel pré carré, son style aussi, mais dans tous les cas, au plus loin de toute efficacité collective.

Comment espérer qu'une crise en Europe puisse être d'une quelconque façon salutaire ? Au contraire, si la crise s'installe, il n'est pas réaliste d'espérer que le déficit mondial de politique se résorbe de lui-même, et que les organisations supranationales, l'ONU, les ONG, etc., acquièrent une efficacité accrue et suffisante. L'Europe est le continent de la régulation, elle est pratiquement seule à pouvoir empêcher que les instances et les règles internationales soient bafouées. On ne peut faire comme si le cadre de l'Etat-nation continuait à suffire pour affronter de tels enjeux. Dans ce cas, on peut oublier l'Europe.

Mais entre les forces de l'argent, du désordre, de l'égoïsme, celles, aussi, de la violence des groupes terroristes, d'un côté, et, d'un autre côté, les citoyens inquiets que nous sommes, de quoi avons-nous besoin : de moins, ou de plus de politique ? De moins, ou de plus de médiations ? De moins, ou de plus de ressources pour imposer des débats, des négociations, des relations conflictuelles institutionnalisées ? Ni les Etats d'Europe, à eux seuls, ni les institutions internationales ne suffisent aujourd'hui à introduire plus d'humanité et de justice dans les affaires de la planète. C'est pourquoi nous devons accepter de dire " oui " à un traité qui est certes loin de correspondre à toutes nos attentes, mais qui porte la promesse d'un peu plus de raison et de justice au cœur des turbulences du monde, l'affirmation d'une capacité maintenue à introduire au sein de l'Europe comme à l'échelle de la planète des formes de régulation et des valeurs de paix et de démocratie.

Le projet de déclencher une " crise salutaire " en Europe ne peut reposer que sur la base d'une convergence des extrêmes. Ceux qui, à gauche, tout en affichant des convictions européennes, en appellent au " non " ne feront pas que rejoindre tout ce que l'Europe compte de populistes, d'extrême droite, de nationalistes ou de souverainistes. En effet, ils s'installent en même temps à l'autre extrémité du spectre politique, du côté de la " gauche de la gauche ", dans le camp des idéologies révolutionnaires et dans l'espace de la pensée hyper-critique - celle qui dénonce et soupçonne mais qui ne construit pas.

La perspective d'un succès du "non" est aussi celle de la fusion des pensées réactionnaires. Elle annonce un blocage - pour combien de temps ? - de possibles dynamiques européennes, une paralysie de l'Europe, figée alors au stade où l'a installée le traité de Nice - un traité dont personne n'ose aujourd'hui se revendiquer. Elle permet d'imaginer sans peine la crise avec son lot de difficultés humaines, économiques, sociales, la paralysie des institutions européennes, l'absence de toute initiative, de toute capacité d'action diplomatique ou militaire.

Et le salut ? On peine à le concevoir, tant son hypothèse nous entraîne vers d'étonnantes fictions. Car qui va l'apporter ? Une convulsion révolutionnaire, étendue à toute l'Europe, une sorte de printemps des peuples ? On a peine à imaginer que des dirigeants socialistes aujourd'hui se laissent aller à de tels projets. Il n'existe pas de projet politique à la taille de l'Europe qui puisse se construire sans la mobilisation de forces politiques et syndicales sur des objectifs précis. Or ces acteurs se sont tous engagés : ils se préparent à en appeler au " oui" . Avec qui construire de nouveaux espaces de progrès ? Suffit-il, une fois liquidés les réformateurs jugés rétrogrades ou trop timorés, d'attendre pour voir surgir par création spontanée un projet alternatif ? On voit d'autant plus mal les forces sociales-démocrates ou socialistes d'Europe tenir un tel rôle quand, dans leur immense majorité, elles se préparent à en appeler au " oui ". Qui peut prétendre qu'il y a urgence, à l'échelle du continent, à régresser aujourd'hui pour mieux agir demain ?

Il faut reconnaître la justesse de la première moitié du pronostic : si le " non " l'emporte, la crise sera effective. Mais il faut en imaginer de manière réaliste les implications. Dans ce scénario, la capacité de l'Europe à peser sur les grandes affaires du monde, concrètement, comme sur le plan des valeurs fondamentales, sera durablement réduite ; et l'espace de stabilité qu'elle constitue, dans un univers partout menacé sinon de chaos, du moins de graves injustices et de violences, sera affaibli.

Il est toujours plus facile d'en appeler à la pureté du tout ou rien que de promouvoir concrètement des changements, même modestes. De plus, la promesse de surlendemains qui chanteront après une phase critique n'engage pas beaucoup ceux qui la lancent. Ce n'est pas un " non " à la ratification de ce traité de la Constitution qui garantira des avancées sociales dans notre pays !

Ceux qui, à gauche, voudraient y croire, et contribueraient à une éventuelle victoire du " non ", s'exposeraient à un réveil douloureux, une fois l'euphorie du moment partagée avec de bien embarrassants alliés. Les votes d'humeur et de mécontentement ont déjà mené les plus sincères à la gueule de bois et à la désillusion. Méfions-nous des prophètes de la " crise salutaire ".
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