Combattre
le racisme au travail

Martine Aubry
Point de vue signé par Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité, parue dans le quotidien Libération daté du 11 mai 1999


 
« Présente très bien. Dommage que ce soit un Arabe. » Par cette appréciation sans appel, un hôtelier de l'Yonne, qui avait reçu un candidat pour un emploi de serveur, tout en reconnaissant les qualités professionnelles de l'intéressé, a décrété que sa clientèle n'aimerait pas être servie « par un Arabe ». A Tours, les responsables d'une boîte de nuit, ainsi que le videur, avaient été pris en flagrant délit de discrimination raciale à l'entrée de l'établissement. Dans le premier cas, une procédure judiciaire a été engagée par l'inspection du travail. Dans le second, les responsables ont été condamnés par la justice.

Au-delà de ce qui n'est pas un simple fait divers, il faut dire et répéter que de tels comportements n'ont pas leur place dans notre pays. Et pourtant... ce qui frappe, autant que leur gravité, c'est la banalité de ces actes. Ils touchent les étrangers comme ceux que leur apparence physique fait supposer étrangers.

Cette situation est préoccupante, car elle existe partout, y compris dans le monde du travail. Certains syndicats, comme la CGT et la CFDT, s'en sont émus et ont décidé de réagir. Moteur de l'intégration à la française hier, l'entreprise est aujourd'hui une chambre d'écho des discriminations. Pendant longtemps, celui qui était perçu comme un immigré hors de l'entreprise vivait en son sein les mêmes difficultés et les mêmes préoccupations que ses homologues français. C'était ce sentiment qui fondait la solidarité et la cohésion parmi les salariés. Aujourd'hui, cette machine apparaît souvent grippée.

Bien sûr, il faut se garder de donner une image caricaturale de notre pays. D'abord, parce que tout, dans la situation de l'emploi, ne s'explique pas par le racisme, alors que l'environnement économique de ces dernières années est dégradé et que le niveau de formation est souvent insuffisant. Ensuite, parce que des centaines de milliers de personnes d'origine étrangère vivent, travaillent et participent pleinement à la vie du pays. Parfois victimes de discriminations et d'injustice à un moment ou à un autre de leur vie personnelle et professionnelle, elles n'en constituent pas moins des exemples de parcours réussis. De ceux-là aussi, il faudrait parler, sans s'arrêter à notre équipe de champions du monde de football.

Ces précautions ne doivent pas occulter le diagnostic: de plus en plus de Français déclarent avoir eu connaissance de faits ou de comportements discriminatoires dans leur milieu professionnel. L'affirmation idéologique du racisme n'est que la partie visible de ce phénomène. Les refus d'embauche, les remarques, les insultes sont autant de manifestations de l'inacceptable.

Et pourtant, les Français sont capables de donner une autre image, celle de la solidarité, comme le montre la mobilisation pour le Kosovo.

J'ai la conviction que le racisme et les discriminations qui en découlent se nourrissent de l'ignorance et de la peur de l'autre. Il faut enseigner, démontrer et répéter, même si cela devrait aller de soi, que la couleur de la peau n'a pas plus d'importance que la couleur des yeux et qu'on ne peut juger les qualités, notamment professionnelles, d'une personne avec pour premier critère sa couleur, son nom, sa nationalité, son adresse. Les Français ne constituent pas une race mais un peuple, qui s'est construit par des apports successifs. Cela, nous l'avons trop peu entendu ces dernières années. Ceux qui disent le contraire sont au mieux des ignorants, au pire des manipulateurs.

Nous devons affirmer, à l'inverse, notre attachement au principe républicain d'égalité. Celui-ci n'entraîne pas de facto la mise en place de discriminations positives ou de quotas qui en assureraient l'effectivité. Les expériences étrangères, notamment anglo-saxonnes, pour instructives qu'elles soient, ne peuvent être importées telles quelles en France. Mais, si nous ne faisons rien, ceux qui sont victimes de ces discriminations seront, un jour ou l'autre, fondés à demander ces quotas. Pour tous ceux qui croient en la République et qui refusent toute vie séparée de communautés toujours plus subtilement définies, il faut réagir.

C'est aussi pour cela qu'il faut briser la «loi du silence». Les paroles publiques ont été rares sur ce sujet. Depuis 1997, le gouvernement de Lionel Jospin a décidé de se saisir du problème dans toutes ses dimensions. En ce qui concerne le monde du travail, j'ai proposé aux partenaires sociaux de se réunir aujourd'hui pour une table ronde sur ce sujet. Il s'agit d'une première importante, signal d'une prise de conscience et d'une mobilisation collective.

Les représentants des salariés, ceux des entreprises, et l'Etat, ont ensemble les moyens de faire avancer les choses: d'abord en traçant avec netteté la ligne jaune de l'inacceptable; ensuite, en apprenant à discuter, à négocier sur l'égalité des chances, pour l'accès à l'emploi comme aux formations et aux postes de responsabilité.

Une «déclaration de Grenelle» a été élaborée avec l'ensemble des partenaires sociaux, à l'instar de ce qui avait été fait au niveau européen à Florence en 1995. Discutée ce matin, elle devrait se traduire demain par des actions concrètes, pour la formation ou la négociation dans l'entreprise par exemple.

Je suis convaincue qu'une mise en cohérence des actions de tous permettra d'atteindre des résultats. En la matière, personne n'a à donner de leçons, car c'est l'ensemble de la société qui est responsable.

Nous sommes, par ailleurs, déterminés à ne pas faire l'économie d'une interrogation sur les pratiques de l'Etat et des services publics. Même si, dans leur très grande majorité, leurs agents condamnent toutes les formes de discriminations, qui sont par nature contraires aux principes du service public, il est clair que certains services, notamment ceux de l'ANPE, se trouvent en première ligne face aux pratiques discriminatoires de certains employeurs. Il importe, dans ces conditions, de mettre l'accent sur l'information et la formation de tous ceux qui sont au contact du monde du travail. J'ai d'ailleurs demandé aux directions départementales de l'emploi et de la solidarité, au service public de l'emploi et aux inspecteurs du travail d'exercer une vigilance particulière dans la lutte contre les discriminations pour que les textes soient réellement appliqués. Les effets s'en font déjà sentir, comme le montre l'augmentation des recours en justice. On ne peut pourtant en rester là.

Le développement des actions de parrainage vers l'emploi, qui s'adressent principalement à des jeunes des quartiers souvent victimes de ces discriminations, peut également y contribuer en offrant des tremplins vers des formations de qualité ou des contrats de travail en cohérence avec les mesures du plan national d'action pour l'emploi (programmes Trace par exemple). Les effectifs ont été plus que doublés pour atteindre 30 000 en 1999.

Par ailleurs, à la suite du rapport que Jean-Michel Belorgey a remis au gouvernement, j'ai indiqué que toutes les adaptations législatives nécessaires pour permettre une meilleure défense des droits des personnes victimes de discriminations seraient envisagées. Notre arsenal juridique est généralement considéré comme complet, mais il est possible de l'améliorer encore. Ceci concerne certaines adaptations du code du travail que je proposerai aux partenaires sociaux dès le lendemain de la table ronde. En particulier, si les règles relatives à la charge de la preuve ne peuvent être purement et simplement inversées, car ceci ne serait pas compatible avec les principes de notre édifice juridique, je crois en revanche possible d'adapter aux cas de discriminations les dispositions du code du travail applicables aux licenciements où le juge, sans pouvoir reprocher au plaignant de ne pas apporter de preuve matérielle de la discrimination, forme sa conviction au vu de l'ensemble du dossier. D'autres adaptations sont envisageables, en ce qui concerne les compétences des syndicats pour aller en justice ou sur le champ de la négociation collective.

De plus, afin de mieux défendre les victimes de discriminations, plusieurs propositions, relatives, par exemple, à la création d'une autorité indépendante, ont été formulées. Elles seront, là encore, soumises au débat.

Sur ces sujets également, la table ronde permettra, pour la première fois, une large concertation. Autant que les éventuelles modifications législatives qui seront retenues, c'est la prise de conscience et la mobilisation collective qui s'y manifesteront qui en constitueront les résultats majeurs. Elles doivent contribuer à ce que nous vivions mieux, tous ensemble, dans la France du XXIe siècle.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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