Démocratiser la République

Martine Aubry
par Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité


 Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du samedi 2 mai 1998

 
La France était en panne, il y a encore un an, en panne de croissance, ayant perdu confiance en elle-même, et incapable de se projeter dans l'avenir. Le rôle majeur de l'action politique était de redonner à notre pays un espoir, l'envie de prendre des initiatives, et à chaque citoyen le souhait de participer à la construction d'une société plus solidaire, où l'on vive mieux ensemble. C'est le sens du pacte républicain proposé par Lionel Jospin.

La priorité était de relancer la machine économique pour réduire le chômage. C'est ce que le gouvernement a fait en engageant des mesures immédiates (relance de la consommation, aides aux plus défavorisés...) et des réformes structurelles (réforme de la fiscalité, création de nouvelles activités, réduction de la durée du travail...).

Dans une conjoncture économique internationale qui s'y prête, il est vrai, les résultats ne se sont pas fait attendre (alors qu'ils n'étaient pas au rendez-vous auparavant dans un contexte semblable) : la croissance est revenue, la consommation et les investissements se développent, le chômage baisse.

C'est le constat économique d'aujourd'hui qui n'appelle évidemment aucun triomphalisme et qui doit entraîner la prudence et la rigueur dans l'analyse. Mais les faits sont là : 50 000 emplois-jeunes améliorent déjà aujourd'hui la vie de chacun, 140 000 femmes et hommes ont quitté le chômage depuis six mois, et les entreprises ont retrouvé le moral...

Si la France va mieux, beaucoup de nos concitoyens s'interrogent. Quelles sont réellement nos marges de manœuvre dans le cadre d'une mondialisation qui accroît la concurrence ? Comment se retrouver dans un monde où l'information et le progrès technique avancent si vite que l'on a du mal à le comprendre ? Comment se sentir concerné par ces évolutions quand on a le sentiment de n'être qu'un " agent économique " et de ne pas être reconnu comme un citoyen à part entière ?

Alors, face au discours incantatoire sur les bienfaits de la globalisation économique, et quand on semble ne plus maîtriser son destin individuel et collectif, on se replie sur soi, on s'abstient, ou on adhère à des discours extrémistes qui donnent l'illusion de retrouver un sens. Puisqu'on ne nous entend pas dans notre pays, exprimons-nous par des cris, de la violence, et même de la haine, ou bien replions-nous dans l'indifférence. C'est sans doute ce que veulent dire les votes extrémistes et les abstentionnistes des dernières élections.

Mais ces signes sont autant d'appels aux politiques pour redonner un sens à l'action commune, pour s'adresser, au-delà du seul discours économique et social, à chacun, jeune, père et mère de famille, voisin, locataire, ou parent d'élève...

Ils nous rappellent qu'une partie d'entre nous à le double sentiment de ne plus appartenir à une nation réunie autour de droits et devoirs acceptés, et de ne plus être reconnu.

Ces hommes et ces femmes nous demandent d'appronfondir la République et d'enrichir la démocratie. Disons-le simplement : la République repose sur l'adhésion collective à une communauté de valeurs et de destin. Ces valeurs inscrites au fronton de nos mairies sont devenues abstraites pour certains de nos concitoyens. Elles doivent avoir des retombées concrètes pour tous et chacun, et donner un sens à notre action collective.

Or, comment parler des principes républicains à des jeunes que le désespoir pousse à dégrader leur propre quartier ou à s'en prendre aux transports qui les relient aux lieux où la République se voit ? Il est vrai que leurs quartiers se sont transformés en zones de relégation sociale où souvent l'école constitue le dernier signe de présence de la République.

Et pourtant, la République demeure le fondement de l'égalité des chances, la base de l'intégration. Mais ouvrons les yeux. Elle ne fonctionne plus ainsi aujourd'hui pour beaucoup d'entre nous. Cette République, retrouvons-là.

Comment parler d'égalité quand un cancer ou une grossesse à risque sont mieux traités pour ceux qui ont un carnet d'adresses ou sont bien informés ? Comment s'étonner du mouvement de la Seine-Saint-Denis quand on publie à loisir le palmarès de nos bons lycées... et la semaine suivante, le prix des loyers et du mètre carré dans les mêmes quartiers ? Comment parler de sécurité quand la police n'osait plus rentrer dans certains quartiers ou que les personnels sociaux de prévention sont encore souvent cantonnés dans des tâches administratives au lieu d'être au contact des personnes en difficulté ?

Comment retrouver sa dignité, quand, pour faire valoir ses droits (un RMI, une aide d'urgence, une aide médicale gratuite...), il faut encore trop souvent frapper à de nombreux guichets, se mettre à nu, expliquer une situation douloureuse et souvent indicible ?

Si la République affirme l'égalité des droits, elle n'assure pas l'égalité d'accès aux droits. Le chantier majeur est bien là. Nous l'avons entamé sur la sécurité, sur l'école en zone sensible, sur l'hôpital, sur la justice... Il faut accentuer l'effort et avancer. La réforme de l'État et des services publics, un État au service du public, de tous les publics, est un enjeu formidable pour la gauche.

Le modèle français de service public, si décrié par la droite, est pourtant aujourd'hui considéré comme un atout par les investisseurs étrangers : notre territoire est plus équilibré, les bases du système d'éducation, de santé, de logement, de culture existant. Mais il faut aller plus loin.

Disons-le simplement, la privatisation à outrance comme le statu quo nous mènent dans une impasse. Les services publics doivent évoluer pour être plus efficaces dans l'utilisation de l'argent public, mais aussi pour répondre au mieux, et de manière plus proche, à tous les usagers. Cette évolution ne peut se faire que dans la transparence et la concertation. Nous le faisons avec réforme hospitalière qui vise à mieux répondre aux besoins de la population, à garantir l'accès à la santé pour tous, à améliorer la qualité des soins et à faire les choix d'équipements ou les reconversions nécessaires.

Nous le ferons plus largement, par la loi sur l'exclusion qui donnera peu à peu à chacun les moyens de se prendre en main. Notre objectif est clair. Si la solidarité doit porter assistance à nos concitoyens lorsqu'ils sont en situation de grande détresse, toutes les politiques publiques doivent les en faire sortir, à chaque fois que c'est possible. La première exigence est de donner à chacun l'accès aux droits fondamentaux (l'accès à l'emploi, à l'éducation, à la santé, au logement, à la culture), et aussi de prévenir les situations d'exclusions.

J'ai envie de dire à tous les agents publics : vous détenez chacun une partie de la réponse à la crise que vivent beaucoup de nos concitoyens. Rendons notre République juste pour tous. Réfléchissons ensemble aux moyens et aux méthodes nécessaires pour réussir.

La liberté, quant à elle, s'incarne davantage aujourd'hui dans le libéralisme qua dans la vie de ceux que l'insécurité sociale, économique et publique rend prisonniers de leurs difficultés. Il faut être énergique, prendre des initiatives, se battre ! Bien sûr, mais comment y arriver lorsqu'on est au chômage de longue durée, quand on risque de perdre son logement, quand on a des enfants en pleine dérive ?

La liberté, celle du marché, a un sens dans le secteur concurrentiel de l'économie. Elle apporte la compétition,
La gauche a compris que, si le marché est utile, il n'est ni le tout de l'économie, ni encore moins celui de la société
la rentabilité et souvent l'innovation. Mais elle ne peut s'appliquer à tout le champ de l'économie car la rentabilité du marché est une rentabilité du court terme qui n'organise que ce qui est solvable, et ne prépare pas l'avenir : d'où l'importance des biens collectifs ; dans le domaine de l'éducation, de la santé, du logement, de la sécurité, mais aussi des infrastructures et de la recherche. Vouloir comme certains aller plus loin en étendant les concepts de libéralisme à l'ensemble de la société comporte des dangers beaucoup plus grands encore. L'individualisme devient alors la loi du plus fort, niant la solidarité et la justice sociale.

Aussi la gauche a-t-elle compris que si le marché est utile, il n'est ni le tout de l'économie, ni encore moins celui de la société.

Les réformes que nous engageons et que nous devons encore engager visent à construire un autre modèle de développement pour la France et pour l'Europe. C'est tout l'enjeu du partage des tâches entre le marché et l'État, notamment par la réponse aux nouveaux besoins, la reconstructions des villes, mais aussi les moyens de mieux prélever et répartir les richesses de notre pays.

Mais nous avons compris aussi que ce modèle de développement appelle un projet global de société. Chacun veut mieux vivre, individuellement mais aussi collectivement. Ainsi le temps libéré par la réduction du temps de travail ne doit pas être seulement un temps de consommation. Il permet à chacun de retrouver le temps de vivre avec sa famille, ses amis, de participer à la vie associative, d'avoir accès à la culture, aux sports et aux loisirs. Notre société sera ainsi moins dure.

Elle doit aussi laisser plus de place à la fraternité et à la solidarité. Le paradoxe est qu'aujourd'hui ces valeurs semblent plus souvent partagées par ceux qui ont peu que par ceux qui vont bien. Combien de femmes se battent dans les quartiers pour organiser le soutien scolaire, pour lutter contre la toxicomanie, pour échanger des savoirs différents. Cela aussi, c'est la France ! Pourquoi ne pas en parler ?

La fraternité républicaine nécessite de s'accepter avec nos différences de sexe, de culture, d'origine, et peut-être même de s'enrichir de ces diverses identités, si elles ne sont pas en contradiction avec notre modèle commun.

On est bien dans " sa peau " si on sait qui on est, d'où on vient, à quel ensemble on appartient (culturel, régional, social...), mais aussi quand on fait partie d'un tout, d'une nation forte de ses valeurs et de son histoire. S'est-on demandé pourquoi en Bretagne, là où on a su garder une identité tout en adhérant à la nation, on vote moins Front national et on croît à l'Europe ? Que l'on ne nous parle pas de communautarisme, ce repli sur soi de groupes identitaires. Que l'on admette simplement qu'une femme ou un homme est à la fois lui-même et une partie d'un tout. C'est d'ailleurs ce qu'attendent nos concitoyens, de notre pays et de ses dirigeants.

Eh bien, approfondissons la République, celle qui fait vivre les droits pour tous, qui donne à chacun les moyens de se prendre en main, ne se contente pas d'une assistance quui ne permet que de survivre, mais aussi celle qui, forte de ses bases communes, s'enrichit des individus qui la composent.

Mais au-delà, sachons redonner sens à la démocratie en la faisant vivre.

Nous savons que les lois ne suffisent pas si elles ne sont pas comprises et reprises par ceux qui agissent sur le terrain. Les élus et les associations qui créent des emplois-jeunes, les chefs d'entreprise et les syndicats qui commencent à
La citoyenneté gagne quand les chômeurs s'expriment pour faire prendre conscience de leurs difficultés et faire valoir leurs aspirations
négocier la réduction du temps de travail, en témoignent. La citoyenneté gagne quand les chômeurs s'expriment pour faire prendre conscience de leurs difficultés et faire valoir leurs aspirations, ou lorsque des associations sont vigilantes sur l'application des droits dans notre pays. Le gouvernement doit s'en réjouir même s'il est de son devoir de faire appliquer les lois et de refuser toute violence.

Un enjeu majeur est de permettre une représentation organisée - ce qui ne veut pas dire instrumentalisée - des forces diverses qui constituent nos sociétés de plus en plus complexes. C'est tout le sens de la décentralisation de la démocratie locale au niveau des quartiers, de la consultation des habitants. Mais c'est aussi celui de la représentation des chômeurs par les syndicats et les associations, dans le service public de l'emploi. Ce sont aussi les moments forts d'espression que constituent, sur des sujets majeurs de société, le Conseil national des handicapés, la Conférence de la famille, ou les États généraux de la santé où seront entendus non seulement les élus ou le corps médical, mais aussi les associations de malades.

La démocratie ne doit pas s'arrêter aux portes de l'entreprise. Nous avons là une exigence collective : trouver des règles communes qui assurent une souplesse adaptée aux besoins des entreprises assortie de nouvelles sécurités pour les salariés.

Le gouvernement ne peut seul porter cette démocratisation. Il appartient aussi aux élus et aux partis politiques d'écouter, d'expliquer et de mobiliser.

Mais il faut aussi démocratiser nos institutions. Faire que chacun se sente vraiment représenté à chaque niveau. Renouveler le monde politique par la parité et le non-cumul des mandats. S'engager dans une réflexion forte sur les niveaux d'intervention publique les plus pertinents : de nombreux pays européens construisent leur démocratie autour d'agglomérations travaillant en réseaux avec les bassins de vie ruraux ou urbains qui les entourent, des régions fortes de leur particularisme et bien ancrées dans un pays qui apporte sens et cohérence.

Réfléchir sur les territoires appropriés, faire émerger de nouveaux responsables politiques porteurs de projets pertinents, c'est par exemple le sens du srutin régional pour les élections européennes qui permet d'avoir les pieds dans sa région pour la projeter dans l'Europe. Il y a là une vraie ambition.

Notre Europe peut être le meilleur rempart contre les dangers de la mondialisation libérale. Elle doit pour cela engager la même énergie à construire l'Europe politique, qu'elle en a consacré à mettre en place l'union monétaire.

L'Europe s'est construite autour d'un grand marché et maintenant d'une monnaie unique. Elle s'est appuyée sur la concurrence qui stimule. Elle doit aujourd'hui développer la complémentarité qui renforce, et la solidarité qui unit. Le sommet de Luxembourg et la mise en place des plans nationaux d'action pour l'emploi en sont une première étape.

Nous devons accélérer la coordination des politiques économiques, donner enfin une réalité au Livre blanc, et engager des réformes structurelles sur la fiscalité et l'aide aux plus défavorisés. Il nous faut aussi apprendre à mieux fonctionner à quinze pour préparer l'Europe élargie. Cela passe impérativement par l'adhésion des citoyens.

Toutes ces ambitions sont au cœur des attentes de nos concitoyens vis-à-vis de la gauche. Une gauche fidèle à ses valeurs, capable de choix, sachant entendre la société, la représenter et la mobiliser. Une gauche qui aujourd'hui démocratise la République.



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