Retrouver
la gauche

Martine Aubry

« Il revient au Parti socialiste de ne pas céder à la tyrannie de l'urgence et de retrouver les vertus du long terme, du respect et de la responsabilité. ».

Point de vue de Martine Aubry, maire de Lille, paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du jeudi 26 septembre 2002


 
Le séisme de l’élection présidentielle et nos résultats aux élections législatives sont-ils le fruit d’un simple accident ou révèlent-ils un phénomène bien plus profond ? Que signifie être de gauche dans nos sociétés en ce début de XXIe siècle ? Nombreux sont ceux qui, calculatrice ou caméra à l’appui, ont démontré qu’il aurait suffi de peu pour que les résultats du 21 avril soient inversés. La gauche aurait alors eu plus de pouvoir... et plus de députés. Elle aurait pu éviter, sans doute, la régression sociale à laquelle risque fort de nous mener la politique du gouvernement actuel. Mais elle aurait peut-être omis de s’interroger sur les symptômes du mal qui touche notre société, que ce soit la désaffection à l’égard de la politique ou le vote aux extrêmes, et sur les causes de cette situation.

Je fais partie de ceux qui pensent que les dernières élections ne sont pas qu’un simple accident de parcours, que le phénomène est plus profond et qu’il ne touche pas seulement la gauche mais l’ensemble de la société. Ce qui ne veut pas dire que la gauche est exempte de responsabilités, loin de là.

Nous avons tenu nos engagements de 1997 et fait ce que nous avions dit : 2 millions d’emplois créés, une baisse du chômage sans précédent (35 heures, emplois-jeunes, Trace), une Sécurité sociale rééquilibrée, la CMU, la parité, le pacs... Le bilan est conséquent mais les Français n’ont pas voté pour dire merci. Ils ont voté pour dire leurs frustrations pour certains, et leurs nouvelles attentes pour d’autres. Or, de 1997 à 2002, la gauche n’a pas vraiment mesuré l’évolution de la société et elle n’a pas su trouver les nouvelles réponses que les Français attendaient d’elle. C’est pourquoi, au-delà de l’analyse de ses erreurs ou de ses errements, la gauche ne pourra porter l’avenir de la société que si elle sait d’abord s’interroger sur cette société. Et si d’autres acteurs font de même…

Pour ma part, les questions restent nombreuses, les certitudes plus rares. Ce que je peux livrer aujourd’hui, ce sont des intuitions. Des intuitions à vérifier, que j’ai ressenties dès avant les élections et d’autres qui sont nourries par elles. Ma première intuition, c’est l’existence d’un certain déchirement social qu’illustrent le désarroi des classes populaires et la cassure de nos quartiers ou de nos zones rurales déshéritées. Pendant que beaucoup profitaient de la croissance retrouvée et voyaient leur situation s’améliorer grâce à l’action de la gauche au gouvernement, d’autres hommes et d’autres femmes sont restés sur le bord du chemin. Pensant que nous les avions abandonnés, ils s’en sont sentis d’autant plus humiliés et plus frustrés.

Certains d’entre eux ont effectivement rompu le fil avec la société. Leurs familles sont déchirées, leurs repères sociaux et culturels souvent inexistants, leur vie plongée dans la violence, sociale et parfois physique. Ils nous renvoient à une question essentielle, celle de la vie et de l’organisation dans les cités comme dans les zones rurales, celle de la mixité sociale, des services publics et de l’intégration républicaine. D’autres sont considérés comme insérés dans la société, mais ne le vivent pas ainsi. Ce sont les travailleurs modestes qui souffrent de salaires trop faibles et de conditions de travail précaires. Ce sont ceux pour qui le travail ne permet plus de vivre décemment. C’est toute la question de la place du travail et de la promotion sociale qui est posée ici.

Manifestement, nous avons pris conscience avec retard du malaise des classes populaires. Mais n’opposons pas les salariés modestes aux exclus. Si nous n’avons pas assez fait pour les salariés modestes, ce n’est pas parce que nous avons trop fait pour les exclus ! Sonnés par le décrochage des classes populaires, gardons-nous de faire nôtres les explications les plus simplistes et surtout les slogans de la droite. Lionel Jospin a respecté les priorités que les Français ont dégagées en juin 1997. Parce qu’incontestablement nous aurions pu faire mieux, autrement ou plus dans certains domaines, ne renions pas pour autant les fondements de l’action volontariste que nous avons, tous ensemble, décidé de mener il y a cinq ans.

Ni reniement ni aveuglement : tel pourrait être le mot d’ordre pour notre réflexion. Ouvrons les yeux sur les réformes qui restent à entreprendre: le renforcement et la réforme des services publics, notamment l’école, une décentralisation nouvelle mais solidaire, l’adaptation de notre système de retraite et de santé... Reste à persuader les Français que la transformation sociale, fondée sur l’action et l’espérance collectives, est encore possible. Car mon autre intuition, c’est qu’au-delà de l’éclatement social un phénomène tout aussi grave est apparu au grand jour le 21 avril : l’état de déliquescence du sens collectif. Derrière la dispersion des suffrages et le zapping des électeurs, se profilent une critique sévère de l’action collective - politique d’abord mais aussi syndicale ou associative -, un sentiment d’impuissance, parfois nourri par les acteurs politiques eux-mêmes et, paradoxalement, une exigence toujours plus forte vis-à-vis de ces mêmes responsables.

Et ce problème-là ne touche pas que la France ou la gauche française. Il concerne l’ensemble de nos sociétés riches et développées, notamment l’Europe. C’est une des raisons pour lesquelles l’Europe doit être au cœur de nos préoccupations et de nos propositions. Partout, on constate la montée de l’individualisme et des corporatismes, le succès des discours démagogiques et populistes. Le sens collectif recule, les valeurs partagées et l’histoire commune s’effacent au profit de la seule consommation et de la rentabilité à court terme. S’épanouir, accéder au bonheur, c’est acquérir toujours plus, consommer toujours plus vite.

Combien de fois ai-je fustigé notre discours à la jeunesse ! Nous avons fait beaucoup pour les jeunes, pour qu’ils retrouvent le chemin de l’emploi et que leurs familles regagnent confiance en l’avenir. Mais nous n’avons su leur parler que comme à des consommateurs ou à des futurs producteurs. Nous n’avons pas su leur donner le goût ou la possibilité d’avoir une utilité sociale. Si la jeunesse n’attend plus rien de la société et si elle ne croit plus en sa propre capacité de donner à la société, alors ne soyons pas surpris du discrédit qui pèse sur la politique. Du coup, pour les jeunes et les moins jeunes, tout est permis. La débrouille s’érige en modèle, l’amoralité se normalise, et l’honnêteté presque une faiblesse. Il y a encore quelques années, les Français étaient profondément choqués de la prolifération des « affaires ». Aujourd’hui rien ne les étonne plus. Le sursaut civique du 21 avril a été formidable, mais il n’a duré que quelques semaines.

La première tâche de la gauche, la plus ardue, est de retrouver ses valeurs. Se réapproprier et promouvoir ces valeurs nées du mouvement ouvrier et du mouvement humaniste des siècles passés, tel est l’impératif pour les socialistes face au double enjeu de la construction de l’Europe et de l’organisation du monde. Il nous faut démontrer à la fois la capacité d’agir des politiques et celle de la gauche à infléchir le cours des choses.

Près de nous, dans nos villes, dans nos campagnes, il est urgent de recréer des espaces publics où l’on puisse rompre avec l’isolement et l’insécurité. Il faut partout encourager et susciter des projets de solidarité, redonner toute sa force à une règle du jeu collective, communément admise, condition indispensable pour mieux vivre ensemble.

Plus loin, dans le monde, notre discours doit être ambitieux et s’accompagner d’actes concrets pour renforcer le poids et la portée de l’Europe, pour maîtriser la mondialisation et la rendre plus juste, pour rééquilibrer les rapports Nord-Sud. Nous devons réaffirmer l’indispensable régulation des rapports entre les hommes et entre les pays, l’impérieuse nécessité du respect des règles et du respect des autres, l’autorité de l’État.

Le visage modeste et bonhomme qu’affiche l’actuel Premier ministre ne sert en fait qu’à masquer ses intentions : dépolitiser le débat public pour servir les plus favorisés. Trompeur, il renverra des milliers d’hommes et de femmes vers l’humiliation et l’exclusion, et accroîtra d’autant, non seulement la distance qui s’est installée entre les citoyens et les politiques, mais aussi la tentation de l’extrémisme.

La responsabilité de la gauche est immense. Elle doit continuer à changer ses pratiques, être davantage en phase avec la société et à l’écoute de ses propres militants, éviter de tomber dans la dissimulation, l’incantation et les querelles intestines, recréer une espérance collective. Je souhaite, pour mon parti et pour toute la gauche, que nous ayons le courage de mener toutes les discussions à leur fin, de nous libérer de nos tabous et de nos prudences, et d’assumer nos désaccords s’ils existent. A nous de ne pas céder à la tyrannie de l’urgence et de retrouver les vertus du long terme, du respect et de la responsabilité.

C’est la force et l’honneur de la politique que de débattre sur des idées et de défendre des projets. Sachons convaincre les Français et les Européens que rien ne vaut l’action collective, que l’Etat et la société peuvent avancer de concert, que le partage et la solidarité mènent plus loin que l’individualisme, que l’intérêt général est plus efficace que le corporatisme, que la générosité et la tolérance rendent plus forts que le repli sur soi et la peur de l’autre.

© Copyright Le Nouvel Observateur


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