Une vision pour espérer, une volonté pour transformer

Martine Aubry



par Martine Aubry, maire de Lille.
Extrait d'une conférence prononcée le 12 mai 2004 à Paris au cours d'une rencontre organisée par le club Réformer, paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 mai 2004


 
Après le choc du 21 avril 2002, l'analyse de notre société et de nos propres responsabilités s'imposait. Le constat est sombre.

Nous vivons dans une société où l'individualisme de ceux qui vont bien coexiste avec le repli sur soi de ceux qui n'attendent plus rien des autres.

Où la consommation de biens, le toujours plus, pour moi, tout de suite, devient l'alpha et l'oméga, allant de pair avec une régression des valeurs collectives. Où la préparation de l'avenir est remisée au second plan, supplantée par la rentabilité financière à court terme et le traitement des problèmes dans l'urgence. La politique du gouvernement accroît encore l'éclatement de notre société en rompant l'égalité républicaine, en servant une clientèle, en " rétrécissant " la France et les Français à un égoïsme, une peur de l'avenir et des autres, et à une humiliation pour certains.

Aujourd'hui, quelques semaines après les élections des 21 et 28 mars qui ont montré avec force le rejet par les Français de cette politique injuste et inefficace, il faut aussi entendre l'appel à la gauche que ce vote exprime. J'ai la conviction que les valeurs historiques du socialisme et de la gauche sont plus que jamais d'actualité : l'égalité qui va de pair avec la liberté, la laïcité avec la fraternité, la solidarité avec l'émancipation.

Nous voulons une vision pour espérer, une volonté pour transformer.

Une vision parce que la politique ne peut se résumer au traitement des problèmes dans l'urgence, parce que la raison d'être d'une société ne peut se limiter à l'obtention de biens matériels et à la réussite de quelques-uns.

Une vision parce que le libéralisme envahit tout et impose la loi du plus fort et le règlement des conflits par la violence.

Si l'absence de sens entraîne aujourd'hui des comportements individualistes et de repli sur soi, ma conviction est que nos concitoyens aspirent à une société différente où chacun vive mieux et où l'on vive mieux ensemble.

Le moment est venu de proposer un projet de société qui favorise l'émancipation de chaque homme et de chaque femme et nous permette de mieux vivre ensemble.

Comme l'écrivait Albert Camus : " Il n'y a pas d'ordre sans justice. " Nous devons retrouver la force du mot " justice " dans tous les actes de la vie : la politique familiale et d'éducation, l'entreprise, la répartition des richesses ou le traitement de tous les âges et de toutes les catégories. Chacun doit avoir accès aux droits fondamentaux, chacun doit avoir la possibilité de prendre sa vie en main.

Mais l'action publique est insuffisante si elle ne sait mobiliser la société en s'appuyant sur les acteurs organisés : syndicats, associations, et en s'adressant, par leur intermédiaire ou directement, à nos concitoyens.

Nous devons garantir à nos concitoyens " égaux en droit " qu'ils le deviendront réellement par une action publique juste et efficace. Nous devons leur demander une responsabilité civique : se comporter en citoyens, respecter les règles, respecter les autres. Nous devons les mobiliser pour être des acteurs de ce changement souhaité. Nous avons besoin de la solidarité de tous pour que nous vivions mieux ensemble, ici mais aussi dans le monde.

Quatre chantiers prioritaires de réflexion et d'action s'imposent : l'accès de tous aux droits fondamentaux, une vraie revalorisation du travail, la préparation de l'avenir - culture, recherche, environnement -, la construction d'une Europe forte pour un autre monde.

 Premier chantier : pour que chacun puisse s'émanciper et exister pleinement, quelle que soit son origine sociale ou culturelle, il faut d'abord qu'il puisse accéder aux droits fondamentaux de notre société, à commencer par l'éducation, la santé, le logement...

L'ambition éducative que nous devons porter propose autour de l'éducation nationale un projet éducatif qui doit concerner tous les acteurs de la société. Parce que l'éducation est une responsabilité partagée, ce projet global doit mettre en cohérence l'ensemble des politiques publiques : famille, petite enfance, logement et politique de la ville, santé. Il doit bien sûr mobiliser le monde associatif. C'est un véritable contrat éducatif, dont l'enfant, le jeune, doit être le centre, qu'il nous faut élaborer et proposer aux Français. C'est d'ailleurs ainsi que nous permettrons à l'école de jouer pleinement son rôle de transmission, de maîtrise des savoirs et d'ouverture au monde. C'est ainsi que nous pourrons libérer les initiatives des enseignants pour faire de l'école le lieu de la réussite pour tous dans le cadre d'une véritable société éducative.

Nous devons ouvrir un grand débat avec les Français. Il doit porter sur le prix que nous sommes prêts à payer pour notre santé. Quel prix voulons-nous mettre pour la recherche, pour l'accès de tous aux traitements de plus en plus coûteux, pour la prise en compte des personnes dépendantes ou des soins de fin de vie ? Ce sont de vraies questions politiques. Le débat doit avoir lieu, tandis que nous devons agir dans deux directions : mieux prévenir, mieux organiser les soins partout et pour tous.

Vaincre la crise du logement, retrouver de vraies villes : sans toit, on n'existe pas ! Sans adresse, on ne peut pas trouver de travail, on rompt tout lien avec les autres, avec la société. Sans foyer salubre, la situation familiale éclate et dès lors toutes les exclusions s'enchaînent. La crise du logement, sans précédent depuis cinquante ans, impose aujourd'hui une priorité nationale...

 Deuxième chantier : une vraie revalorisation du travail. Sur l'emploi, une course de vitesse est engagée. Comment élargir l'espace de création d'emplois ? Comment construire pour les salariés de nouveaux droits ?

Revaloriser le travail, c'est d'abord trouver un emploi pour chacun ; c'est aussi améliorer les conditions de travail : augmenter les salaires, lutter contre la précarité et le stress. Revaloriser le travail, c'est aussi retrouver les valeurs de l'entreprise, celles qui privilégient la création, l'innovation, l'esprit de responsabilité au lieu des seuls critères de rentabilité financière.

Nous devons repenser notre protection sociale dans l'entreprise et inventer un système de " progression professionnelle garantie " (PPG) qui permette aux salariés de continuer à avancer quels que soient ses changements d'entreprises. L'ancienneté, l'expérience, la compétence doivent être prises en compte pour chacun. Les changements d'activité ou d'entreprise doivent être mis à profit pour réaliser des bilans de compétence et des actions de formation pour continuer à progresser. Ce vaste chantier doit être ouvert avec les syndicats et devra engager un large mouvement de négociations.

 Troisième chantier : la préparation de l'avenir dans l'intérêt des générations futures. A la dictature de l'urgence et de l'anecdote, nous voulons substituer la recherche de l'intérêt général et la préparation de l'avenir. Cela passe évidemment par la valorisation de notre environnement, mais aussi par des investissements en faveur de la formation et de la recherche, par une aide à la création artistique et par la promotion de la culture. La culture est en effet au cœur d'un projet de gauche qui souhaite à la fois émanciper chacun et mieux vivre ensemble.

 Quatrième chantier : une Europe forte pour construire un autre monde. La paix et la solidarité entre les peuples ont toujours été au cœur de nos combats. Elles doivent le rester plus que jamais. Qui ne voit aujourd'hui qu'elles sont gravement menacées ? Partout dans le monde, Bush et ses faucons néoconservateurs tentent d'imposer un choc de civilisations, en bafouant l'ONU et les droits de l'homme, en menant une guerre unilatérale en Irak, qui accroît encore l'insécurité et sème les graines du terrorisme.

Face à un monde où la densité des flux, l'immensité des problèmes, la concentration des forces économiques et financières, l'insécurité planétaire grandissante ne permettent plus, comme hier, aux nations seules de faire contrepoids, le choix stratégique de l'Europe n'a pas d'alternative.

Au moment où, libéré de sa division, le continent européen retrouve son unité, la force du volontarisme européen, sa refondation citoyenne, redeviennent, comme dans l'après-guerre, un enjeu essentiel qui appelle un souffle politique nouveau.

Il y a urgence à bâtir cette Europe, notre Europe. Car seule une Europe politique, économique et sociale peut être le cadre et le levier de la restauration de notre maîtrise collective sur le cours actuel des choses.

Avec l'Europe, nous pouvons mieux gouverner la mondialisation : réguler le commerce international, instaurer une nouvelle hiérarchisation des normes, parler d'une seule voix dans toutes les institutions internationales. A elle de proposer - au-delà de l'annulation de la dette -, la taxation des transactions financières au profit d'un fonds de développement à l'éducation et à la santé pour les pays les moins avancés. On pourrait par exemple taxer de quelques centimes d'euros (ou équivalent) chaque règlement par carte bancaire.

A l'Europe aussi de montrer l'exemple en réformant sa politique agricole commune pour aider prioritairement la qualité.

Aujourd'hui, les subventions accordées par les pays riches à leurs producteurs agricoles sont encore six fois plus importantes que l'aide au développement qu'ils accordent aux pays du Sud !

Tout n'est qu'affaire de volonté politique. L'élargissement vient d'avoir lieu. Dix pays retrouvent la famille européenne. Bienvenue chez vous !

Faire l'Europe, c'est créer des solidarités nouvelles, des solidarités plus fortes que les risques que nous encourons, qu'ils soient économiques, sociaux ou géopolitiques. Voilà pourquoi l'Europe sociale et politique est une urgente nécessité.

Cette vision nous la construirons avec la gauche. Elle méritera de s'appeler solidaire par son projet. Elle doit l'être aussi par sa nouvelle manière de faire.

Notre projet de société, nous le définirons, nous le porterons et nous le mettrons en œuvre au sein du Parti socialiste mais aussi avec nos partenaires de la gauche. De la gauche plurielle, la gauche solidaire doit prendre le meilleur. De la gauche plurielle, la gauche solidaire doit corriger les erreurs.

Notre projet doit être pensé avec toutes les forces vives, intellectuelles, économiques, sociales qui espèrent un autre avenir pour notre société.

Il est grand temps de redonner cette espérance. Cette vision de la société, nous pouvons la partager, la faire partager. Ce projet dont je rêve, nous pouvons le construire.

© Copyright Le Monde


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