Un oui clair, sans angélisme

Jean-Marc Ayrault

Point de vue signé par Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes, président du groupe socialiste de l'Assemblée nationale, paru dans le quotidien Le Monde daté du 8 avril 2005


 
Pourquoi le nier ? Le doute s'est installé. On le voit dans cette campagne : beaucoup de Français, notamment dans les catégories populaires, ont le sentiment que leurs efforts sont devenus vains. Que l'Europe s'éloigne de notre modèle social et républicain et va toujours plus avant dans la dérégulation, la remise en cause des protections collectives. Que la France et la gauche perdent la bataille ­ ou l'ont déjà perdue.

C'est à ce renoncement que je veux répondre. Sortons des postures angéliques : l'Europe est une construction enviée dans le monde entier, mais aussi une bataille d'influences depuis cinquante ans : entre Etats membres, entre forces politiques qui la composent. Tous ont la volonté de dépasser les fractures du continent, mais divergent depuis toujours sur son objectif - simple zone de libre-échange ou puissance politique ­ et les moyens d'y parvenir. Tout y est question de volontarisme et de compromis.

François Mitterrand a mis dix ans pour arracher la monnaie unique, au prix de mille bras de fer. Plus grand monde ne conteste aujourd'hui ses apports. Il en va de même pour la Constitution. Depuis trente ans, les socialistes se battent pour fonder une Europe politique et protectrice, avec des règles, des valeurs, des principes qui ne soient pas qu'économiques.

Le rapport de force avec les Etats qui refusent toute idée d'intégration a tourné à notre avantage. Pour la première fois, un traité définit un modèle politique et social spécifique à l'Europe. Les droits syndicaux et de grève, l'égalité entre sexes, le développement durable, les services publics feront partie des droits inaliénables des citoyens européens. Le plein-emploi, les protections contre les licenciements, les aides à la reconversion seront intégrés dans les compétences de l'Union. Qui peut dire qu'il s'agit là d'un carcan libéral ? La concurrence libre et non faussée, la liberté de circulation des hommes, des marchandises et des capitaux font partie du socle originel de l'Europe. La Constitution ne fait que les codifier. Sans elle, il restera le grand marché laissé à lui-même, sans contre-pouvoirs ni vraies protections pour les salariés.

Bien sûr, il existe des manques, comme l'harmonisation fiscale. Mais que vaut-il mieux ? Le vide existant, ou un progrès insuffisant ? Mon oui n'est ni béat ni morose. Son ambition est de rapprocher l'Europe réelle de l'Europe souhaitée. Il est de bon ton, et parfois justifié, de présenter l'UE sous les traits d'une machine bureaucratique. Mais on souligne peu que la Constitution redonne la main à la politique. La Commission sera soumise au contrôle renforcé des Parlements, européen et nationaux. Les directives deviendront des lois soumises à débat et à vote. Le mouvement social pourra prendre appui sur elle pour peser, comme dans toute démocratie. C'est l'une des raisons qui a motivé le soutien de la Confédération européenne des syndicats. Un espace public européen émerge.

Dans ce cadre, de nouveaux choix deviennent possibles. L'intégration de la Charte des droits fondamentaux dans la Constitution lui donne une valeur politique et juridique dont les mouvements progressistes pourront se saisir pour avancer vers de nouvelles garanties. La reconnaissance des services d'intérêt général ouvre la voie à une directive garantissant les services publics. L'extension des coopérations renforcées entre Etats membres offre la chance de fonder une défense européenne, de développer des programmes de recherche et d'industrie. Autant d'atouts que pourront utiliser les forces de gauche et les syndicats.

Il faut le rappeler sans cesse : on ne construit pas l'Europe dans la solitude. C'est une bataille qui demande des partenaires. On l'a vu dans la remise à plat de la directive Bolkestein. La France a pu obtenir gain de cause parce qu'elle s'inscrit avec des alliés dans le projet de Constitution européenne. Il en va de même pour la réforme du pacte de stabilité.

La France n'est pas le village gaulois assiégé par les légions libérales. Elle est toujours capable, quand elle en a la volonté, d'entraîner, dès lors qu'elle assume ses choix et ses engagements dans l'Union. Le non est un refus sans efficacité parce qu'il rend la France spectatrice. Ce serait le pire service à lui rendre, au moment où la mondialisation appelle de nouvelles sécurités collectives en matière sociale, stratégique ou militaire.

Les tenants du non brandissent le talisman de la " renégociation ". La belle affaire ! Aucun de ses leaders n'en détient les clés, aucun n'est au pouvoir. Ils devront s'en remettre au bon vouloir des Etats membres, à majorité conservatrice et dont une bonne moitié a accepté le projet de traité à reculons, parce qu'il va trop loin dans l'intégration sociale et politique. Par quelle opération du Saint-Esprit obtiendra-t-on mieux avec des Etats qui veulent moins ?

Il y a cinquante ans, la France a rejeté le traité de la Communauté européenne de défense. Depuis, la défense européenne est restée dans les limbes. Si nous disons non le 29 mai, le scénario a toutes les chances de se reproduire. Ceux qui, à Bruxelles ou dans les Etats membres, considèrent nos préoccupations comme des lubies auront les mains libres. Soit ils enterreront la Constitution. Soit la France se retrouvera dans la position du boxeur qui veut mener des combats sans être sur le ring.

Alors, que les Français ne se trompent pas de colère, par peur de voir notre modèle social et républicain se déliter ! Les responsables européens ont leur responsabilité dans l'euro fort qui bloque la croissance, dans le gel absurde de son budget, l'inertie face aux délocalisations. Je peux comprendre la tentation du non de ceux qui en sont victimes. Mais je récuse la défausse qui fait de l'Europe la cause de tous nos maux. Elle n'a jamais demandé la privatisation d'EDF et des services publics ; jamais exigé la mise à mort des 35 heures ni des retraites par répartition ; pas milité pour le gel des salaires... Toutes ces inégalités relèvent de choix gouvernementaux. Nulle Constitution ne les fabrique.

Allons au bout : derrière la Constitution existent les inquiétudes. On accuse les nouveaux Etats entrants de profiter des règles du grand marché pour provoquer un dumping économique et social. Les mêmes craintes existaient quand l'Espagne, le Portugal ou la Grèce sont entrés. Qui se plaint aujourd'hui qu'ils aient comblé leur retard ? Nous en profitons en termes d'exportations et de créations d'emplois. La solidarité est un des fondements de l'Europe. Les nouveaux adhérents ont les mêmes droits et devoirs que les autres.

Je ne veux pas faire croire que l'Europe que nous voulons va s'accomplir miraculeusement. Il y faudra du temps, de la constance, de la volonté, des alliés et parfois des bras de fer. C'est un chemin escarpé, plus exigeant qu'un non tonitruant. Mais il est au moins la promesse d'une réalité, plutôt que d'une chimère.

Dans la crise de confiance que la France traverse, ce référendum est un rendez-vous avec elle-même : se retrouver dans un projet collectif et solidaire ou se perdre dans un non solitaire et d'abandon. Les seuls combats perdus d'avance sont ceux qu'on ne livre pas.
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