La gauche a
quelque chose à dire

Jean-Marc Ayrault

Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes, président du groupe socialiste de l'Assemblée nationale.
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 décembre 2003
 
C'est l'antienne à la mode : le Parti socialiste ne pense plus, ne travaille plus, n'a plus rien à dire. Une récente analyse de Laurent Mauduit dans ces colonnes (6 décembre) le décrit même frappé d'apoplexie intellectuelle et de langueur opposante.

Qu'il me soit permis d'opposer des faits à ce prétendu " rien à dire " socialiste.

L'Irak ? A nos journées parlementaires de septembre 2002 puis lors du débat parlementaire, le 8 octobre, le groupe socialiste a été le premier, par ma voix, à dénoncer la guerre préventive et à demander à Jacques Chirac de dissiper le flou qui entourait à l'époque la position de la diplomatie française, en utilisant son veto. Ecrire que nous avons " souscrit " à une position que nous avions énoncée nous-mêmes avec trois mois d'avance est pour le moins plaisant.

Le viol du pacte de stabilité par la France ? Nous n'avons cessé de le dénoncer depuis la loi de finances 2003. Le jour même du compromis de Bruxelles, je soulignais à l'Assemblée, en plein débat sur le traité d'élargissement, que le pacte devait être réformé dans un sens plus favorable à la croissance mais qu'une telle démarche ne pouvait être la résultante d'" un diktat du fait accompli " qui récompenserait " l'échec économique et la gabegie financière ".

L'Europe ? Il est piquant de reprocher dans le même texte au PS de ne plus " raffoler " de se diviser entre " archéos et modernistes " et de l'accuser de le faire sur un sujet de cette importance. Quand l'Europe connaît une dérive qui l'éloigne du projet d'intégration que nous nourrissons, cela vaut bien un débat.

Pour autant, quand je souligne, à l'Assemblée, que l'élargissement est une dette, que le projet de Constitution issu de la Convention est un progrès, que l'avenir de l'Europe passe par la création d'une avant-garde de pays dans laquelle les progressistes de l'UE doivent s'unir pour peser, j'exprime la permanence de l'ambition européenne des socialistes.

La discrimination positive ? Il lui aura sans doute échappé que nous l'avons, sinon théorisée, au moins inventée au niveau social et territorial (les ZEP et la politique de la ville en sont un témoignage parmi d'autres). Mais, voilà, nous avons le grand tort de n'être pas dans le vent du " sarkommunautarisme " en nous opposant aux quotas ethniques et religieux parce qu'ils briseraient à nos yeux l'idée même de laïcité. Cela suffit pour nous frapper de " tétanie intellectuelle ".

"Tétanie" qui nous rendrait mous de l'opposition. Il suffit pourtant de se rendre au Parlement pour constater que le PS a mené toutes les batailles emblématiques dont M. Mauduit déplore l'absence : budget, emploi, ISF, Sécurité sociale. Et il oublie l'IVG, l'amendement Coluche, la suppression des allocations pour 600 000 chômeurs, la baisse de l'ASS, où l'opposition du groupe socialiste a servi d'alerte. Préfère-t-on la gesticulation de M. Bayrou, si tendance, mais qui finit toujours dans la molle abstention ?

J'en viens à l'essentiel, le déficit de créativité et l'absence de " vision de l'avenir " qui expliqueraient l'incapacité du PS à définir une opposition et une perspective. Depuis plus d'un an, j'ai été de ceux qui ont reconnu que " le logiciel intellectuel " de la gauche était " usé " et qu'il fallait le reconstruire. L'une des raisons de notre échec du 21 avril 2002 a été notre incapacité à porter une vision de la nation qui réponde à l'effritement de son modèle républicain et européen. Oui, nous peinons à exprimer des idées fortes. Oui, trop de tabous obèrent notre créativité. Oui, nous tardons à dépasser nos querelles historiques pour fonder une gauche de solidarité.

Notre pays vit une crise politique et morale de grande ampleur. Il se vit en déclin, du fait de la dépression économique, mais aussi parce qu'il a le sentiment que ses valeurs s'érodent, que ses modèles républicain et européen ne répondent plus. Et il faut aussi repenser le modèle social-démocrate d'Etat-providence déstabilisé par la mondialisation.

C'est à ce défi que s'est attelé le PS : la renaissance d'une vision de la République et de l'Europe dépareillée des incantations, mais fondée sur le mariage du souhaitable et du possible. Des idées germent, auxquelles il faut donner le temps d'éclore. La sécurité sociale professionnelle ; la révolution fiscale ; l'élaboration d'un compromis historique entre l'Etat, les entreprises et les salariés sur les réformes sociales à accomplir ; le pacte pour une nouvelle intégration ; la construction d'un noyau européen ; un partenariat inventif avec l'altermondialisme pour trouver une régulation possible de la globalisation. Ce ne sont là que quelques exemples sur lesquels nous avançons. Le temps politique est plus long que l'impatience médiatique. L'un fait l'histoire, l'autre écrit l'actualité.

Voilà pourquoi je juge avec sévérité la frénésie présidentielle qui s'est emparée de la sphère politico-médiatique. Aussi " rasoir " que décalée, elle reflète la dérive d'un système élitiste qui privilégie le paraître sur le travail de fond.

Alors oui, la gauche a encore quelque chose à dire dès lors qu'elle sort de ses destins solitaires et qu'elle rompt avec la tentation des ni/ni ou des oui/mais. Sa vision ne peut se cantonner à la distribution des prestations. Son ambition est de parler à la nation, de lui transmettre des valeurs, de porter un vivre ensemble : les droits, bien sûr, mais aussi les devoirs, les contraintes, les solidarités, le civisme et même le patriotisme, français et européen.

C'est une démarche longue, difficile, qui recueille parfois l'indifférence, à l'image de notre récente proposition de loi sur l'instauration d'un service civique pour les jeunes, porteuse pourtant d'un grand message républicain. Mais c'est dans cette exigence d'un langage de vérité, éloigné de la facilité, que la gauche va retrouver son assise. Qu'elle n'ait pas peur de dire au pays ses forces et ses faiblesses, ce qu'elle attend de lui et ce qu'elle veut lui apporter. Qu'elle ne soit plus à la remorque de la société, mais qu'elle lui montre des chemins, qu'elle lui offre des choix et qu'elle la guide ensuite avec courage, sans céder aux conformismes ou aux corporatismes. C'est la seule voie pour retrouver la République et le peuple. La gauche est grande quand elle exprime l'intérêt général. Elle est sans âme quand elle court après les modes.

© Copyright Le Monde


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]