Peyrefitte bis



 par Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel,
 Point de vue paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du jeudi 1er août 2002


 
Etrange impression de retour en arrière. J'ai eu le sentiment de revivre l'époque lointaine où le ministre de l'Intérieur, M. Poniatowski, organisait de spectaculaires opérations dites « coups-de-poing » dans les quartiers difficiles sous le regard des caméras et dans le scepticisme des responsables policiers. Le garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, écrivain de talent et politique habile, avait, avant beaucoup d'autres, compris que l'insécurité grandissante dans les villes exaspérait les populations, et que gisait là un réservoir considérable de voix. Un projet de loi, heureusement dénommé Sécurité et Liberté, bénéficia d'une vaste campagne publicitaire. Des esprits chagrins relevèrent que l'on lisait 95 fois dans le texte le mot « sécurité », et 5 fois le mot « liberté ». Le garde des Sceaux martelait à qui voulait l'entendre que «la sécurité est la première des libertés». Ce slogan, qui aurait laissé pantois les auteurs de la « Déclaration des droits de l'homme » , était appelé à connaître une grande fortune politique, jusqu'à nos jours.

A la lecture du projet, la gauche s'enflamma. Mai-68 était encore proche, l'influence de Michel Foucault considérable. Le pouvoir était identifié à la répression – et la répression au mal. Articles, motions, pétitions se succédaient. Le projet vint en discussion à l'Assemblée nationale dans un climat de fièvre. La bataille parlementaire fut rude. Mais, au terme de ses amendements, la loi Sécurité et Liberté fut votée et promulgée. Au-delà de ses dispositions qui, aujourd'hui, paraîtraient à bien des égards bénignes, la loi apparaissait comme le symbole d'un nouvel ordre sécuritaire du « law and order » si cher aux conservateurs américains. Quelques mois après sa promulgation, c'était la victoire de la gauche aux élections de 1981. J'ai conservé le souvenir du tonnerre d'applaudissements qui salua, à l'Assemblée nationale, l'annonce par Pierre Mauroy, lors de son discours d'investiture, que le gouvernement demanderait l'abrogation de la loi Sécurité et Liberté.

Depuis une dizaine d'années, les passions si vives de ces années-là s'étaient apaisées. Une sorte de consensus paraissait acquis avec la loi sur la présomption d'innocence du 15 juin 2000. Cette loi est née de la volonté, proclamée en 1997, du président Chirac, de lutter contre les excès de la détention provisoire et de renforcer les droits de la défense. La commission Truche, créée à son initiative, a formulé des propositions pour une bonne part reprises par Elisabeth Guigou dans le projet et présentées par elle après une large concertation au Parlement. Les deux Assemblées en ont sensiblement accru le contenu. Le texte final fut voté à l'unanimité. Après l'adoption du Nouveau Code pénal, en 1992, et la loi Guigou, en 2000, la hache de guerre paraissait enterrée, s'agissant de la justice pénale.

Le véritable problème qui se pose à notre temps est l'élaboration d'un nouveau modèle de justice européenne qui, sur la base des principes dégagés par la Cour européenne des Droits de l'Homme, prendrait en compte la meilleure des procédures anglo-saxonnes, et celles des pays de droit écrit. Je rêve pour ma part depuis des années, de voir la France prendre la tête de ce mouvement en Europe. Mais, pour y parvenir, il faut travailler dans la sérénité et non dans la frénésie de réformes improvisées. Quand on sait que depuis dix ans nous avons connu une vingtaine de textes réformant, plus ou moins, la procédure pénale en France, on comprend l'exaspération des magistrats et des avocats qui ont pour mission de les mettre en œuvre et qui les voient constamment remis en question.

Or à quoi avons-nous assisté ? Le thème de l'insécurité ayant été martelé à droite pendant la campagne électorale, on devait s'attendre, après sa victoire, à des initiatives dans ce domaine. Elles ne pouvaient, cependant, s'appuyer sur le prétendu laxisme de la justice. La détention provisoire, depuis un an, a connu une hausse spectaculaire et le nombre de mineurs détenus en France s'est accru de 25 %.

Au moins, pouvait-on espérer que le nouveau gouvernement prendrait le temps de la consultation et de la réflexion. L'été y était propice. Le gouvernement a préféré saisir le Parlement d'un texte d'une ampleur considérable. On y retrouve, pêle-mêle, l'annonce d'une loi-programme pour renforcer les moyens de la justice dont l'effectivité sera à la mesure des ressources budgétaires à venir; la création d'un nouvel ordre juridictionnel composé de 3300 juges, «juges de proximité», recrutés à la hâte ; une batterie de dispositions pénales qui ont soulevé l'indignation des professionnels et des protestations de la Commission nationale consultative des Droits de l'Homme et des associations de défense des droits de l'homme; la création de centres éducatifs fermés pour mineurs; des dispositions multiples pour construire rapidement des prisons nouvelles et en privatiser la gestion; enfin, quelques dispositions ponctuelles en faveur des droits des victimes, bienvenues certes, mais qui ne constituent qu'un appendice au bataillon serré des textes répressifs.

Chacun des volets de la loi nouvelle appelait un examen critique approfondi. Mais ce que le gouvernement entend montrer au public, c'est sa résolution à agir. La communication, cette maîtresse de la politique, l'emporte plus que jamais sur toute autre considération. S'agissant de la justice, où seule la grâce du 14-Juillet assure un répit de courte durée dans les établissements pénitentiaires, la voie du tout-répressif adoptée dans la précipitation ne peut déboucher que sur une impasse. Mais qu'importe ! Comme au temps lointain de Sécurité et Liberté, ce qui est privilégié, c'est le bénéfice politique à court terme. Pour la justice, on verra plus tard…

© Le Nouvel Observateur

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