Concilier deux sources de souveraineté dans une construction démocratique est un défi exaltant



 Entretien avec Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel,
 Entretien accordé au journal Le Monde daté du 27 septembre 2002
 Propos recueillis par Daniel Vernet


 

Comment avez-vous tenu compte de la spécificité de l'Union européenne ?
Toute Constitution est l'expression d'une souveraineté. Or, s'agissant de l'Union européenne, nous sommes en présence d'une double souveraineté : d'abord, celle des États. L'Union européenne est une Fédération d'États souverains. On a utilisé - Jacques Delors en premier - l'expression d'États-nations. La formule est séduisante, mais il est difficile, pour certains Etats, de se reconnaître comme État-nation. L'essentiel est de reconnaître que l'Union européenne n'est pas un Etat fédéral, comme les États-Unis, mais une Fédération d'Etats qui conservent leur souveraineté en ayant seulement transféré à l'Union des éléments de cette souveraineté.

Et puis, vous avez, dans l'Union européenne, l'autre source de souveraineté, celle qui est constituée par la communauté des citoyens de toute l'Union européenne, par le peuple européen qui est représenté au sein du Parlement européen. Cette conjonction de deux légitimités donne à l'Union européenne son originalité profonde. Comment respecter cette double légitimité dans une construction démocratique ? C'est le défi initial et exaltant pour qui aime l'art constitutionnel. Je me suis donc mis au travail, avec passion.

La souveraineté des États s'exprime dans le Conseil européen ?
Assurément, mais pas exclusivement. Elle s'exprime aussi dans le conseil des ministres. On ne peut pas méconnaître cette donnée fondamentale : les États membres de l'Union demeurent souverains, et la politique de l'Union affecte directement les intérêts de ces États. Le Conseil européen, composé des chefs d'États et de gouvernements, doit donc demeurer l'organe politique qui détermine, au sommet de l'Union, les choix majeurs.

C'est aussi le Conseil européen qui fait le choix de la personnalité éminente qu'il propose au Parlement européen d'élire comme président de l'Union européenne. Mais un président qui représente l'Union et qui ne la gouverne pas. Un président plus proche du président allemand que de celui des États-Unis. Le chef du gouvernement, ce sera le premier ministre choisi par le Conseil européen et investi par le Parlement. Quant à la souveraineté du peuple de l'Union, elle s'exprime à travers le Parlement européen, dont les pouvoirs seront grandement renforcés par rapport à sa situation actuelle.

Par rapport aux institutions actuelles, vous conservez un certain nombre d'organes : le Conseil européen, la Commission, le Parlement. Vous en ajoutez d'autres, par exemple le conseil des ministres...
C'est le conseil actuel, mais conçu comme un véritable organe de gouvernement de l'Union. Il sera composé de ministres de chaque Etat membre, mais qui siégeront régulièrement à Bruxelles, et seront dénommés ministres de l'Union pour souligner qu'ils constituent bien, ensemble, le conseil des ministres de l'Union européenne. Ils prendront leurs décisions à la majorité qualifiée, parfois renforcée. Aux côtés du conseil des ministres, expression des Etats-membres réunis dans l'Union, la Commission européenne assumera la gouvernance de l'Union, coordonnera les actions, exercera le pouvoir réglementaire, proposera les textes des projets de loi au conseil de ministres, préparera le budget. La bonne gouvernance d'une telle Union est une tâche considérable. Elle sera assumée par des commissaires choisis pour leur compétence et leur indépendance. Pas plus de quinze commissaires avec, éventuellement, des commissaires adjoints.

Un État aura deux représentants, puisqu'il y aura un premier ministre qui n'est pas choisi parmi ces ministres ?
Le premier ministre exercera des fonctions purement européennes. On ne conçoit pas qu'il représente un État. Il jouera un rôle essentiel dans le fonctionnement de l'Union. Il sera le chef du gouvernement. Il présidera le conseil des ministres et dirigera la Commission.

Dans la discussion politique entre les intégrationnistes et les eurosceptiques, vous avez trouvé une voie médiane qui peut satisfaire les premiers dans la mesure où vous créez un vrai gouvernement, avec un chef de gouvernement, et les seconds, parce que ce n'est pas la Commission que vous transformez en gouvernement...
Il y a là une situation qui souligne l'originalité de l'Union européenne. Dans l'exercice de la fonction gouvernementale, vous avez deux instances, l'organe politique, le conseil des ministres, et l'organe de gestion et de propositions, la Commission. Plus l'Union s'étend, plus les pouvoirs deviennent considérables. Vous n'administrez pas 375 millions d'Européens sans avoir un organe permanent consacré à cette fonction essentielle, composé de spécialistes détachés de leurs intérêts nationaux. Les travaux du conseil des ministres et de la Commission seront coordonnés par le premier ministre choisi par le Conseil européen et investi par le Parlement. Il aura la double légitimité issue de la double souveraineté.

Vous créez une deuxième Chambre ?
Il ne s'agit pas d'une deuxième Chambre. Dans les fédérations ordinaires, vous avez une deuxième Chambre parce qu'il faut que les États-membres, qui n'ont plus de souveraineté internationale, fassent entendre leur voix dans la fédération. Dans l'Union, les Etats souverains se font entendre au conseil, au Conseil européen des ministres, par l'intermédiaire aussi de parlementaires européens, selon leur origine nationale. Mais il est nécessaire que les Parlements nationaux puissent veiller à ce que l'Union européenne n'outrepasse pas ses compétences, n'empiète pas sur les compétences nationales. D'où la création d'un comité des Parlements nationaux composé de quatre parlementaires par État membre. Tous les projets ou propositions de lois lui seront communiqués avant d'être soumis au Parlement. Le comité les examinera, donnera son avis sur les questions de compétence, se concertera avec les représentants du Parlement européen et, le cas échéant, saisira la Cour de justice pour violation des règles de compétence.

D'après votre expérience de la convention, qu'est-ce qui, dans votre proposition, pourrait choquer ?
Si j'ai décidé d'écrire ce projet de Constitution - ce sera ma contribution à cette convention -, c'est parce que j'ai jugé utile de tenter de faire une construction juridique cohérente. J'ai bénéficié des conseils et des critiques précieux d'excellents experts. La convention est une instance internationale politique, qui rassemble des femmes et des hommes de grande qualité, sous la présidence de M. Giscard d'Estaing. Mais j'éprouve le sentiment que l'organe-clé de la convention, c'est le présidium, et que les conventionnels sont là pour ajuster, tempérer, suggérer, mais non pas réellement pour décider. Le succès de la convention est nécessaire, car l'échec serait désastreux pour l'avenir de l'Union.

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