La destitution du président de la République



 Point de vue de Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, paru dans le quotidien Le Monde daté du 12 juillet 2003


 
Pendant plus d'un siècle, et sous trois Républiques, la question du statut pénal du chef de l'Etat n'a suscité qu'un intérêt académique. Le président de la République ne pouvait être poursuivi, pour les actes commis pendant ses fonctions, que devant la Haute Cour de justice et pour haute trahison.

Les éléments constitutifs de ce crime politique et la peine infligée au président coupable étaient laissés à l'appréciation souveraine des juges de la Haute Cour de justice. Telles quelles, ces dispositions n'intéressaient guère les citoyens. Nul, dans le cours ordinaire des choses, n'imaginait sérieusement que le président de la République puisse faire l'objet de poursuites pour des actes de haute trahison dans l'exercice de ses fonctions.

Il aura fallu les péripéties judiciaires récentes autour de la gestion de la Mairie de Paris pour que la question du statut pénal du chef de l'Etat apparaisse sur la scène politique et médiatique. Pouvait-on poursuivre - voire simplement entendre comme témoin - le chef de l'Etat à propos d'actes antérieurs à son élection ? Deux décisions, l'une du Conseil constitutionnel en 1999, l'autre de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation en 2001, furent rendues à ce sujet. Après l'arrêt de la Cour de cassation, le débat juridique paraissait clos. S'agissant des faits antérieurs ou étrangers à ses fonctions, le président ne pouvait faire l'objet d'aucun acte de poursuite, ni d'instruction à leur sujet, pendant son mandat.

Mais, redevenu simple citoyen, il pouvait être poursuivi comme tout autre, la prescription étant suspendue pendant la durée du mandat. C'était la fonction présidentielle, non l'homme, qui était protégée dans l'intérêt général, et non par la survivance d'un privilège monarchique incompatible avec les principes républicains.

Cependant, pendant la campagne électorale, le président Chirac fit savoir que, si il était réélu, il demanderait à une commission d'éminents juristes de proposer un nouveau statut de la responsabilité pénale du chef de l'Etat. Je doute que les Français aient attaché de l'importance à ce propos de campagne. Mais parole de candidat a désormais force de principe. Une commission, présidée par le professeur Avril, fut créée. Et voici que nous est proposée, toutes affaires cessantes, la huitième révision constitutionnelle depuis 1995, consacrée à une nouvelle définition de la responsabilité du chef de l'Etat. A la lecture du texte, je n'hésite pas à dire : attention, danger !

Ce projet est inutile, parce que l'arrêt de la Cour de cassation de 2001, rendu après la décision du Conseil constitutionnel, a défini, de façon satisfaisante, les limites de l'immunité traditionnelle reconnue au président de la République. Dans un monde médiatisé à l'extrême, un président poursuivi est un président affaibli, en France comme à l'étranger. Elu par le peuple souverain, le président représente la France. Il est donc souhaitable, dans l'intérêt général, que toute poursuite pénale lui soit épargnée pendant son mandat. Mais seulement à la condition que, pour les faits antérieurs ou étrangers à ses fonctions, la justice puisse s'exercer contre l'ex-président redevenu citoyen.

Or le projet de loi constitutionnelle, s'il maintient le principe de la suspension des poursuites pendant le mandat, étend l'immunité du président à toute action devant toute juridiction ou autorité administrative. Du coup, l'immunité accordée au président changerait de nature. Ce ne serait plus la fonction présidentielle, mais la personne même du président qui serait protégée. Car comment justifier autrement que le président puisse être à l'abri de toute action civile ou administrative pour des faits étrangers à ses fonctions ?

Au nom de quel principe constitutionnel interdirait-on, pendant cinq ans, à des justiciables d'exercer leurs droits civils contre un président qui aurait manqué à ses obligations dans la sphère privée ? Pourquoi le propriétaire d'un immeuble ne pourrait-il obtenir en justice le règlement de loyers dus par son ancien locataire devenu président ? Pourquoi l'enfant naturel du président de la République ne pourrait intenter contre lui pendant son mandat une action en recherche de paternité ? Pourquoi l'épouse du président de la République ne pourrait-elle demander le divorce contre son mari adultère ? Pourquoi l'éditeur excédé ne pourrait-il poursuivre en justice le remboursement d'une avance substantielle consentie au président de la République avant son élection pour un livre qu'il n'entendrait plus écrire ? Et comment soustraire le président à toute action devant les juridictions administratives pour des litiges afférents à des impôts par lui contestés, ou impayés, avant son élection ?

Pareille immunité est injustifiable. Et on pense au mot du paysan prussien lésé par Frédéric le Grand et s'exclamant : " Il y a des juges en Prusse, Sire ! " A fortiori dans la République française, contre un président qui méconnaîtrait ses obligations de citoyen.

Tout aussi inutile apparaît la suppression de toute possibilité de poursuite contre le président de la République dans le cas de haute trahison. Seule demeurerait, dans la Constitution, l'hypothèse, à tous égards exceptionnelle, prévue par le traité de Rome instituant la Cour pénale internationale, de la mise en cause du président de la République pour crime contre l'humanité, qui figure dans l'article 53-2 de la Constitution.

Cependant, l'Histoire enseigne que des entreprises criminelles contre la République ont existé. Et il est bon que la Constitution en conserve le souvenir, en définissant le crime de haute trahison et en améliorant la composition et la procédure de la Haute Cour pour qu'elle satisfasse aux exigences du procès équitable.

Au lieu et place de poursuite pour haute trahison du président, le projet de révision propose d'inscrire dans la Constitution une procédure d'impeachment à la française, inspirée de l'exemple américain. Le président de la République pourrait être destitué par le Parlement constitué en Haute Cour, réunissant députés et sénateurs, pour " manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat ".

Ainsi la majorité des parlementaires, hors toute procédure et garantie juridictionnelle, détiendrait le pouvoir de destituer le président de la République pour des actes qu'il lui appartiendrait souverainement de déclarer " manifestement incompatibles avec l'exercice de son mandat ". La décision du Parlement de destituer le président ne serait susceptible d'aucun recours.

Le Conseil constitutionnel ne pourrait donc pas contrôler la validité de la procédure parlementaire diligentée contre le président. Il ne resterait plus à celui-ci que le droit de se porter candidat devant le peuple, lors des élections qui suivraient sa destitution. Belle crise politique en perspective.

En vérité, en laissant de côté des hypothèses dépourvues de toute vraisemblance, comme un meurtre commis par le président, qui se refuserait ensuite à démissionner malgré l'indignation générale, ce que la révision permettra, c'est la mise en cause politique par le Parlement de l'exercice par le président de ses prérogatives constitutionnelles.

Refuser de signer les ordonnances, de convoquer le Parlement en session extraordinaire, de réunir le conseil des ministres, autant d'actes jugés insupportables politiquement par la majorité des parlementaires et qui pourraient entraîner la destitution du président. Ainsi, indirectement, le projet aboutit à instaurer la responsabilité politique du président de la République pour ses actes devant le Parlement.

Proposition surprenante au regard de l'équilibre institutionnel de la Ve République. Le président de la République, " l'homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin ", selon la formule du général de Gaulle, pourra, dans l'avenir, être destitué de ses fonctions par une majorité de parlementaires invoquant contre lui des actes politiques jugés souverainement par eux manifestement incompatibles avec les exigences de sa fonction. Au droit de dissolution de l'Assemblée nationale par le président répondra le pouvoir de destitution du président par le Parlement. C'est la Ve République à l'envers !

Encore faut-il mesurer, dans la réalité politique et non dans l'olympe juridique, le déséquilibre structurel entre droite et gauche qu'entraînerait cette révision. La procédure de destitution commencerait par une proposition de réunion de la Haute Cour votée par une des Assemblées. Dans la vie politique française, il est inconcevable qu'une majorité parlementaire vote une telle résolution tendant à la déchéance d'un président de la République dont elle se réclame. C'est seulement dans le cas de cohabitation qu'une Assemblée prendrait une telle décision contre un président de la République d'une appartenance politique différente. Or, au Sénat, le régime électoral étant ce qu'il est, seule une majorité de droite est concevable.

Dès lors, à supposer qu'une majorité de gauche à l'Assemblée nationale demande la déchéance d'un président de droite au cours d'une cohabitation, comme en 1997/2002, la majorité sénatoriale s'y opposera, la procédure s'arrêtant net. En revanche, que la majorité de droite à l'Assemblée nationale demande la destitution d'un président de gauche dans une situation politique identique à la cohabitation de 1986/1988 ou 1993/1995, et le Sénat, ancré à droite, y souscrira d'autant plus volontiers que c'est le président du Sénat qui assumera aussitôt la fonction de président de la République par intérim.

Dès lors, la seule garantie contre toute utilisation partisane de la procédure de destitution du président serait que l'une et l'autre Assemblées puis la Haute Cour elle-même se prononcent à la majorité des deux tiers de leurs membres. Dans ce cas, en effet, la possibilité d'un vote acquis par une majorité partisane disparaîtrait.

Le Conseil d'Etat avait proposé au gouvernement de modifier en ce sens son projet en stipulant que la décision de destitution ne pourrait être prise qu'à la majorité des deux tiers des membres du Parlement réunis en Haute Cour. Le gouvernement s'y est refusé, réservant ainsi, en fait, à la droite parlementaire le pouvoir de destituer le président de la République. A cette disposition-là, on peut mesurer la portée partisane du projet de loi.

Nous aurons l'occasion d'y revenir au cours des débats. Et de voir comment la majorité au Sénat et à l'Assemblée nationale justifiera cette révision inutile et si singulièrement contraire à l'inspiration de la Ve République.

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