Un mauvais coup institutionnel



 Entretien avec Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel,
 Entretien accordé au journal Le Parisien daté du mercredi 25 juin 2003
 Propos recueillis par Laurent Valdiguié


 

Que pensez-vous du projet de réforme de la Constitution destinée à entériner l'immunité pénale du président ?
Mais elle est acquise. Il n'y a plus débat sur l'immunité pénale du président : nul besoin de réformer la Constitution pour cela. L'immunité pénale du chef de l'Etat est déjà consacrée par une double jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation. Tous les juristes sont désormais d'accord pour considérer que le président durant son mandat est hors de portée de la juridiction pénale, et que « la pendule est arrêtée » pour des faits commis avant son mandat ou pour des faits étrangers à sa fonction. Ce débat est derrière nous : je ne comprends pas qu'il revienne sur la scène politique aujourd'hui.

Et le projet d'empêchement « à la française » ?
Je suis stupéfait ! Je pensais que le projet de la commission Avril resterait un sujet de discussion dans les colloques juridiques, mais que jamais il ne serait présenté devant le Parlement. Ce texte représenterait, en effet, un changement radical de l'esprit et de l'équilibre de la Ve République créée par le général de Gaulle. J'ai sous les yeux sa conférence de presse du 31 janvier 1964 : « Le président, suivant notre Constitution, est l'homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin. » C'est le fondement même de la Ve République. Et on voudrait le faire révoquer, lui l'élu du peuple souverain, par les parlementaires ! Imaginez la réaction du général de Gaulle à l'énoncé de telles propositions par ceux qui se réclament de lui...

Ce projet donne la possibilité aux parlementaires de destituer le président de la République pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l'exercice de son mandat »...
C'est plutôt une absence de définition qui laisse place à toutes les interprétations. De quels « manquements » peut-il s'agir ? Toutes les fautes pénales étant exclues par la Constitution, sauf l'improbable haute trahison, il ne peut s'agir que de « manquements » politiques du président dans l'exercice de ses fonctions. Ce projet donnerait donc la possibilité au Parlement de se débarrasser d'un président de la République pour des « fautes » appréciées par lui, et de nature politique. Je ne pense pas, en effet, qu'il s'agisse d'évoquer sa vie privée. Le président, par ce biais, verrait ainsi sa responsabilité politique sanctionnée par le Parlement. Cela reviendrait à consacrer la suprématie du Parlement sur le président dans la Ve République. On croit rêver.

Quelles conséquences politiques le projet pourrait-il avoir ?
Quittons l'Olympe du droit, et revenons à la réalité politique. Jamais vous ne verrez une majorité parlementaire proposer de destituer un président de la même couleur politique qu'elle. Le seul cas envisageable est donc la cohabitation. Mais, s'il s'agit d'une cohabitation modèle 1997-2002, entre un président de droite et une majorité de gauche à l'Assemblée, le Sénat, ancré à droite, refusera son accord. Donc pas de destitution possible. En revanche, si la cohabitation s'exerce sur le modèle 1986-1988 ou 1993-1995, alors le président de la République de gauche, élu par le peuple, peut être « empêché », donc révoqué, par la majorité de droite, celle de l'Assemblée et du Sénat. C'est le seul cas concret envisageable. Ce que l'on nous propose, c'est de créer un déséquilibre structurel à l'avantage exclusif de la droite, compte tenu du mode d'élection du Sénat. Pour toutes ces raisons, je veux croire que le président de la République, gardien de nos institutions selon la Constitution, ne proposera pas un tel projet, et que la droite parlementaire, s'il le faisait, se refuserait à entériner ce mauvais coup institutionnel.

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