Des mots outrageants pour la République



 Entretien avec Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, paru dan le journal Le Monde daté du 23 juillet 2004
 Propos recueillis par Philippe Bernard et Jean-Baptiste de Montvalon


 

Qu'avez-vous ressenti en entendant Ariel Sharon appeler les juifs de France à se rendre en Israël pour fuir un " antisémitisme déchaîné " ?
Le premier ministre israélien, ainsi que des membres de son gouvernement, ont déjà tenu des propos de cet ordre. Mais la forme est, cette fois, particulièrement blessante, à trois égards. Parler d'"  antisémitisme déchaîné " revient à évoquer l'avant-guerre en Europe, et plus particulièrement l'Allemagne des années 1930. C'est outrageant pour la France et la République. Ces propos mettent en cause des millions de Français musulmans auxquels sont prêtées des passions antisémites. Ils sont également blessants pour les juifs français, appelés à quitter leur pays, la France. A défaut, au regard de la description de Sharon, ils seraient des inconscients ou préféreraient leur confort à leur dignité.

Pourquoi le premier ministre israélien a-t-il tenu de tels propos ?
Sharon cherche à déclencher ou à renforcer un courant d'émigration en direction d'Israël, dont la situation démographique est préoccupante. Les précédents appels de ce genre n'ont guère rencontré de succès. Les propos de Sharon traduisent également son exaspération devant la visite qu'a rendue le ministre français des affaires étrangères à Yasser Arafat, son ennemi de toujours.

Les déclarations de M. Sharon ne risquent-elles pas de ternir l'image d'Israël auprès des juifs de France ?
Les juifs de France font la distinction entre Israël, au destin duquel ils sont légitimement attachés, et ses hommes politiques. Qu'ils se préoccupent du sort d'Israël, qu'ils s'y intéressent pour des raisons religieuses, familiales, ou de conviction sioniste, cela va de soi. Ce n'est pas pour autant que les juifs de France se considèrent comme des Israéliens.

Nicolas Sarkozy a récemment accusé le gouvernement de Lionel Jospin d'avoir donné de la France " l'image d'un pays antisémite ". Comment jugez-vous l'action des pouvoirs publics français ?
Tous les gouvernements, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ont toujours été soucieux de lutter contre toute forme d'antisémitisme. L'actuel gouvernement conduit son action avec la fermeté qui convient.
Mais accuser le gouvernement Jospin serait lui faire un mauvais procès. Il a toujours agi avec conviction contre les violences antisémites. Il n'a pas souhaité donner une dimension médiatique importante aux incidents qui se sont multipliés après le déclenchement de la deuxième Intifada, en septembre 2000, redoutant de susciter plus de contagion que de rejet. Et il faut rappeler tout ce qu'il a fait pour la communauté juive, qu'il s'agisse de la mémoire de la Shoah ou de l'indemnisation des victimes.

Comment percevez-vous l'état d'esprit des juifs de France face à la résurgence de l'antisémitisme ?
La France n'est pas un pays antisémite. Mais il y a des actes antisémites commis en France. Le nombre des violences s'est accru, et la virulence des propos s'est accentuée. Je pense que c'est extrêmement douloureux pour les juifs de France. Pour certains, qui vivent dans des banlieues défavorisées, il s'agit d'une inquiétude physique. Le chagrin des autres est lié à cette extraordinaire alliance qui s'est forgée entre les juifs de France et la République. Historiquement, c'est la Révolution qui a fait des juifs de France des citoyens.

Alors que les persécutions se poursuivaient ailleurs, l'universalisme des valeurs républicaines était pour les juifs une promesse de libération et d'accession à la dignité. Dans les ghettos d'Europe orientale, on disait : " Heureux comme un juif en France. " Le sionisme n'a pris le relais que lorsque Theodore Herzl a constaté, lors de l'affaire Dreyfus, la permanence de l'antisémitisme à Paris : s'il pouvait s'ancrer en France, pays des droits de l'homme, il n'y avait plus à ses yeux d'autre espoir que la création d'un Etat juif.

Ce passé est profondément enraciné chez les juifs de France, qui sont viscéralement, culturellement et politiquement républicains. Cela explique que la résurgence d'actes antisémites en France, accompagnée d'une sorte de libération de la parole antijuive, soit ressenti comme une blessure. Comment accepter qu'on arrache des étoiles de David, et que l'on profère quotidiennement des insultes dans les cours de récréation de certaines écoles ou dans les rues de certains quartiers ? Comment imaginer que l'on ne puisse plus enseigner la Shoah dans des écoles de la République sans déclencher des réactions hostiles ? Cela réveille des échos si profonds, si douloureux... Je n'aurais pas cru cela possible.

Quelles sont les raisons de cette flambée de violence ?
Même s'il subsiste à l'extrême droite, l'antisémitisme traditionnel s'est réduit, à cause de l'horreur de la Shoah et aussi grâce au changement d'attitude de l'Eglise catholique. On a désormais affaire à de l'antisionisme, devenu antisémitisme, nourri par l'islamisme radical. Il est saisissant de voir que les vieux mythes antisémites européens traditionnels, comme le Protocole des sages de Sion, ce faux fabriqué par la police tsariste et utilisé par Goebbels, ont été récupérés par cette judéophobie d'origine islamiste.

Comment expliquez-vous que ces mythes ressortent chez des jeunes issus de l'immigration, comme justification de leur propre exclusion ?
On retrouve là le discours antisémite européen qui prévalait avant guerre dans les milieux défavorisés. Des petits commerçants et artisans expliquaient alors leurs malheurs économiques par l'omnipotence juive. Aujourd'hui, les islamistes utilisent les mêmes affabulations pour répandre l'idée d'un complot juif mondial acharné à humilier le monde arabe.

Les références au décret Crémieux, qui, en 1870, a donné la pleine citoyenneté française aux juifs d'Algérie, sont aussi utilisées à l'appui de l'idée selon laquelle les juifs ont toujours bénéficié d'un privilège sur les musulmans. Qu'en pensez-vous ?
C'est une curieuse façon de tordre l'histoire : il faut rappeler que le décret Crémieux n'a nullement été un instrument de domination des musulmans par les juifs d'Algérie, mais un moyen de libération de ces derniers, les plus opprimés des opprimés. La vraie question concerne le sort que la France a réservé aux indigènes algériens pendant le colonialisme.

La France continue-t-elle de subir les retombées du conflit israélo-palestinien ?
La prolongation de ce cruel conflit a engendré, chez certains jeunes issus de l'immigration maghrébine, une identification et une radicalisation. Quelle aberration, car le conflit israélo-palestinien ne saurait être transposé en France. Il n'y a pas ici de jeunes musulmans en quête d'un Etat, d'une citoyenneté, ou qui demandent la fin d'une occupation étrangère.

Sur quel terrain faut-il désormais agir ?
La nécessité de la fermeté va de soi. Pas seulement en ce qui concerne les violences exercées contre les juifs : toute forme de violence raciste est insupportable. L'arsenal législatif me paraît suffisant. Face à la montée du communautarisme, qui menace de faire éclater la République, l'école doit enseigner ce qui rassemble, et combattre ce qui divise. Parallèlement, il convient de favoriser l'émergence de jeunes issus de l'immigration, qui n'occupent pas une place suffisante dans la société française.

Quelles sanctions prendre dans le milieu scolaire ?
L'école républicaine n'est pas compatible avec la violence raciste. On ne peut admettre de tels actes. En cas de réitération, il ne faut pas hésiter à aller jusqu'à l'exclusion. Une société démocratique ne peut survivre sans de tels interdits, dont le respect s'impose en premier lieu à l'école.

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