L'Europe a besoin d'un président



 Entretien avec Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel,
 Entretien accordé au journal Le Parisien daté du vendredi 25 octobre 2002
 Propos recueillis par Dominique de Montvalon et Henri Vernet


 

La question de l'élargissement ne semble pas passionner les Français...
Je suis préoccupé par l'atonie du débat sur l'avenir de l'Europe. On a le sentiment que cela n'intéresse que les spécialistes. Déjà, l'Europe avait été la grande absente de la présidentielle. L'autre jour, sur France 2, en cent minutes, le Premier ministre en a à peine parlé. Depuis Maastricht, dirait-on, l'Europe n'intéresse plus.

Une Europe à vingt-cinq, est-ce que cela a encore un sens ?
Une Europe à six était plus facile à gérer qu'à 12, à 15 et, demain, à 25 ! Cela dit, l'élargissement est un acquis de la paix et de la démocratie, une victoire des valeurs sur lesquelles est fondée l'Europe. La construction européenne s'est toujours réalisée par étapes : pas question de la stopper ! Sinon, cela impliquerait d'avoir, d'un côté, une moitié d'Europe intégrée et, de l'autre, des pays qui n'auraient guère d'espoir de la rejoindre un jour. Quelle menace pour l'avenir européen !

Pourquoi l'Union paraît-elle si compliquée ?
Parce que coexistent en elle ­ chose inouïe ­ deux souverainetés. Il y a, d'une part, la souveraineté des Etats, raison pour laquelle on parle de fédération d'Etats-nations (ce qui est très différent d'un Etat fédéral). Il y a, de l'autre, une communauté de citoyens européens. Le traité de Maastricht a fait naître une véritable citoyenneté européenne : on est, aujourd'hui, à la fois citoyen de l'Etat national et citoyen de l'Union. L'expression de cette communauté, c'est le Parlement européen.

Que proposez-vous ?
Pour déterminer les grandes orientations et les grands choix de l'Union, il faut conserver au sommet le Conseil européen composé des chefs d'Etat et de gouvernement. Mais avec 25 membres, les décisions doivent pouvoir être prises à une majorité qualifiée, et non plus à l'unanimité. Sinon, un seul de ces Etats pourra stopper la marche en avant de l'Europe. La règle de l'unanimité, c'est la reconnaissance du pouvoir de veto d'un seul sur les autres, le contraire de la démocratie. Bien entendu, la Commission européenne continuera à jouer un rôle essentiel.

Conseil, commission : tout cela paraît bien abstrait...
C'est pourquoi je milite pour un président de l'Union. Non pas un président comme Chirac ou Bush à la tête de l'Europe. Une Union de 450 millions de citoyens et vingt-cinq pays, dont la plupart pratique le régime parlementaire, n'est pas mûre pour un régime présidentiel. Ce qu'il faut à l'Europe, c'est une incarnation, une grande personnalité emblématique qui n'exercerait pas de pouvoir politique mais un magistère moral, et témoignerait de son unité. Elle rappellerait, le cas échéant, les valeurs fondatrices de l'Europe et témoignerait physiquement de sa solidarité. Par exemple, on l'aurait vue présente sur le terrain au moment où les inondations ont ravagé, cet été, l'Europe centrale. Les peuples ont besoin d'une telle incarnation morale.

A qui songez-vous ?
A des personnalités qui ont rendu à la cause européenne des services éminents. Je pense à Jacques Delors, au Polonais Brolislaw Geremek, à Mario Soares. Et il y a en a d'autres.

Comment le désigner ?
Il faudra une double investiture. Cette personnalité sera choisie par le Conseil européen. Le Parlement lui donnera ensuite l'investiture. Son mandat pourrait être de cinq ans. Cela créerait entre les grands Européens une vertueuse émulation.

Mais si son rôle est moral, qui dirigera ?
Pour assurer le gouvernement de l'Union, il faut un Premier ministre. Il présidera le Conseil des ministres de l'Union, composé des représentants des gouvernements, qui prendra les décisions politiques. Le Premier ministre dirigera aussi la Commission qui assurera la bonne gouvernance de l'Union, mission essentielle dans un si vaste ensemble de peuples et d'Etats. Le Premier ministre devrait être désigné, lui aussi, par le Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement, et investi par le Parlement. Si ce dernier censurait la Commission, il censurerait par voie de conséquence le Premier ministre.

Qui verriez-vous ?
Un Tony Blair ou un José-Maria Aznar ferait sûrement l'affaire, après avoir quitté le gouvernement de leurs pays. J'insiste sur la complémentarité entre un président « moral » et un Premier ministre chef de l'exécutif. Car, dans les propositions actuelles qui ont les faveurs de M. Giscard d'Estaing, le rôle d'un président du Conseil de l'Union serait différent puisqu'il cumulerait les pouvoirs de direction et de représentation de l'Union européenne.

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