Justice :
que faire du président ?



Point de vue de Robert Badinter, , ancien président du Conseil constitutionnel, paru dans Le Nouvel Observateur daté du jeudi 26 décembre 2002


 
La question de la responsabilité pénale du président de la République est devenue un feuilleton juridico-politique. Pendant plus d'un siècle, sous trois républiques, nul ne s'en est soucié hors des facultés de droit. Tout a changé avec les investigations liées à la gestion de la Mairie de Paris. La question a alors été posée en clair: le président de la République peut-il être poursuivi, voire simplement entendu par des magistrats, pour des actes antérieurs à son élection ? Le Conseil constitutionnel, en 1999, a déclaré que « pendant la durée de ses fonctions, la responsabilité pénale du président de la République ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice ». Mais, après son départ de l'Elysée, peut-il être alors poursuivi devant des juridictions de droit commun ? La Cour de Cassation, en 2001, a répondu par l'affirmative, considérant que la prescription était suspendue pendant le mandat présidentiel.

Pendant la campagne électorale, Lionel Jospin a fait savoir que, s'il était élu, il demanderait une modification de la Constitution pour que le président puisse, comme tout citoyen, être poursuivi devant les juridictions ordinaires pour des faits étrangers à la fonction présidentielle. Jacques Chirac a riposté en demandant à une commission d'éminents juristes de réfléchir sur le statut pénal du président de la République. Cette commission vient de déposer son rapport. J'avoue ma perplexité à sa lecture.

Quelle est, en effet, la seule justification sérieuse de l'immunité pénale accordée au président de la République ? C'est qu'elle protège non sa personne mais sa fonction. Dès lors, pourquoi proposer d'étendre, comme le fait la Commission, l'immunité du président au-delà du domaine pénal ? Les mesures coercitives contre la personne, le contrôle judiciaire, la détention provisoire, l'emprisonnement, ne relèvent que de la justice pénale. La République n'a donc pas à protéger le président contre ses créanciers. En quoi un procès civil ou commercial, pour lequel le président aurait l'assistance des meilleurs avocats, entraverait l'exercice de sa fonction ? La publicité faite à une telle action pourrait lui être désagréable? C'est le lot de tout homme public. Et les débats contradictoires, à l'audience, en présence de la presse, suffiraient à établir la vérité des faits. Au nom de quel privilège hérité de la monarchie les citoyens verraient-ils leurs droits gelés pendant sa présidence ? Qu'en irait-il des litiges civils où sa personne serait en cause ? La mère d'un enfant naturel ou adultérin conçu avant l'élection, ou l'enfant lui-même devenu majeur, verraient-ils suspendu leur droit à agir en recherche de paternité contre le président ? La personne diffamée par le candidat président pendant la campagne ne pourrait-elle le poursuivre devant des tribunaux civils pendant cinq ans ? L'éditeur qui aurait versé au futur président une substantielle avance pour un ouvrage politique lié à l'actualité, mais que celui-ci n'aurait plus le temps d'écrire, ne pourrait-il obtenir en justice la résiliation du contrat et la restitution de ses fonds ? On pourrait multiplier les exemples. C'est déjà assez que le président soit à l'abri de toute poursuite pénale pendant sa fonction, même pour des faits antérieurs, sans qu'il faille le placer au-dessus des droits civils des autres justiciables.

Plus lourde de conséquences pour les institutions s'avère la proposition de la commission d'instaurer une procédure de destitution du président de la République par le Parlement pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat ». Il s'agit là d'une sorte d'impeachment à la française, inspiré de la Constitution américaine. Le président ne pourrait plus faire l'objet de poursuites pendant son mandat, pour quelque cause que ce soit. En revanche, il pourrait être destitué par le Parlement, constitué en « Haute Cour ». Déchu de son mandat, il serait alors poursuivi devant les juridictions de droit commun, comme tout citoyen. Séduisante sur le plan des principes, la proposition se révèle périlleuse dès que l'on quitte l'Olympe juridique pour regagner le terrain politique.

D'abord, une observation : la procédure d'impeachment aux Etats-Unis ne peut être exercée que si le président et d'autres membres de l'exécutif sont soupçonnés d'avoir commis des infractions pénales. En revanche, la destitution du président pourrait intervenir en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles » avec ses fonctions. L'expression est suffisamment vague pour permettre toutes les interprétations à l'autorité qui la met en œuvre. Or, cette autorité serait le Parlement, constitué en «Haute Cour». Et toute la procédure se déroulerait en son sein. La proposition de destitution émanerait de parlementaires. Elle devrait être acceptée successivement par chacune des assemblées. Cette adoption entraînerait le remplacement temporaire du président de la République par le président du Sénat, jusqu'à la décision, prise par le Parlement en son entier, constitué en Haute Cour. La destitution serait acquise par un vote à bulletin secret, à la majorité absolue des parlementaires.

On croit rêver à la lecture d'un tel schéma. Mais dans la Ve République, où - hors cohabitation - la majorité de l'Assemblée se proclame présidentielle, on ne saurait sérieusement imaginer qu'elle propose de destituer le président de la République. Quant au Sénat, ancré à droite, il est exclu qu'il accepte la réunion de la Haute Cour, sauf s'il s'agit de destituer un président de gauche. Dès lors, c'est seulement dans le cas d'une cohabitation d'une majorité de droite à l'Assemblée avec un président de gauche à l'Elysée que la procédure de destitution pourrait être utilisée par ses adversaires politiques. Quel démocrate pourrait accepter ce déséquilibre ? Restent les situations extrêmes où le président aurait commis, pendant son mandat, une infraction très grave: meurtre de sa maîtresse ou corruption avérée. Il serait alors inévitablement acculé à démissionner, y compris par la pression de ses amis politiques.

L'arrêt de la Cour de Cassation de 2001 a défini un régime qui satisfait, pour l'essentiel, les exigences républicaines: le président, qui représente la France à l'étranger, bénéficie de l'immunité pendant son mandat et il peut être poursuivi pour les faits antérieurs ou étrangers à ses fonctions lorsqu'il est redevenu un simple citoyen. Évidemment, la prescription ne saurait courir à son profit pendant la durée de son mandat. La présidence de la République ne saurait être une garantie d'impunité à vie. Quant au meilleur statut pénal possible du président de la Ve République, que le débat intellectuel se poursuive ! Le rapport de la commission en constituera l'un des éléments importants.
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