Contre Bolkestein !


Point de vue signé par Jean-Pierre Balligand, député de l'Aisne, Didier Migaud, député de l'Isère, Paul Quilès, député du Tarn et Manuel Valls, député de l'Essonne, et André Laignel, Marie-Noëlle Lienemann, députés européens, paru dans le quotidien Le Monde daté du 6 février 2005




Jean-Pierre
Balligand



André
Laignel



Marie-Noëlle
Lienemann



Didier
Migaud



Paul Quilès



Manuel
Valls



L'annonce quasi simultanée, par Jacques Chirac et José Manuel Barroso, d'une " remise à plat " de la directive européenne sur les services, dite " directive Bolkestein ", n'est qu'un artifice lié au contexte préélectoral actuel. Nous ne sommes pas dupes de cette opération tacticienne qui ne change rien sur le fond : ce texte continue de demeurer l'un des derniers avatars de la dérive libérale de la construction européenne.

Les principes sur lesquels il repose, son champ d'application et ses modalités de mise en œuvre sont hautement contestables. Ils sont symboliques de l'impasse que fait la construction européenne sur l'harmonisation par le haut des réglementations, au bénéfice de la seule logique de la concurrence par les prix.

La Commission européenne part du postulat - contestable - que le domaine des services recèlerait un gisement d'emplois que des " obstacles " empêcheraient de faire fructifier. Le différentiel de créations d'emplois entre l'Union européenne et les Etats-Unis dans ce secteur n'est pourtant pas aussi élevé qu'on le prétend et s'explique principalement par des différences culturelles (modes de vie et normes sociales). Rien ne démontre surtout qu'une libéralisation à outrance permettrait de le combler.

La Commission ne s'arrête pas à ces subtilités. Elle suggère au contraire de poser, pour l'ensemble des services, le principe du pays d'origine : les règles qui doivent s'appliquer à une prestation de services ne seraient plus celles du pays où ce service est rendu, mais celles du pays où est établie l'entreprise prestataire. On importerait une réglementation en même temps que des services !

Présenté comme une simplification permettant d'éviter la " surréglementation ", ce principe comporte une obligation théorique de contrôle par le pays d'origine. Concrètement, comme les services chargés de l'environnement en Lettonie n'auront pas la disponibilité requise pour vérifier que telle entreprise lettone travaillant en France respecte la législation lettone, elle pourra demander aux autorités françaises d'assurer à sa place ce contrôle. Cette situation obligera les inspecteurs français à se familiariser avec vingt-cinq droits différents et à suivre des cours intensifs de letton ! Ubu n'est, décidément, jamais loin...

Ce principe du " pays d'origine " constitue, en tout cas, un changement de méthode et de finalité : l'objectif de la construction européenne n'est plus l'harmonisation des règles, mais l'ouverture à la concurrence du marché intérieur. Le Conseil d'Etat a bien compris ce risque : " La proposition de directive, écrit-il, ouvre un même marché concurrentiel à des prestataires soumis à des niveaux d'exigence différents, lesquels conditionneront le prix de la prestation offerte. "

Derrière ce changement de méthode s'engage en réalité un changement de cap et de projet pour l'Union. La perspective d'une Europe politique et sociale harmonisée par le haut s'éloigne pour laisser place à une vaste zone de libre-échange. Le programme d'action de la Commission pour 2005 consacre d'ailleurs cette logique, si éloignée des buts et perspectives des pères fondateurs de l'Europe. Pour celle-ci, " l'Union ne doit intervenir qu'en cas de nécessité et son action doit être la plus légère possible ".

Son nouveau président a donc fait sienne l'antienne des libéraux relative à l'indispensable simplification des règles existantes, antienne qui sert toujours de prétexte au recul des protections publiques.

Un tel principe constitue la plus forte incitation possible aux délocalisations intra-européennes. S'il connaît ici une aggravation, il ne s'inscrit pas moins dans la continuité d'une remise en cause systématique de tout ce qui fait obstacle à la libre concurrence, à commencer par les législations nationales et les services publics. La proposition de directive constitue en effet une nouvelle étape de la marchandisation généralisée de la société. Son champ d'application est général : santé, soutien aux personnes âgées, services audiovisuels, services aux entreprises ou aux consommateurs... Seuls certains services (transports ou finances), déjà visés par une directive sectorielle, en sont exclus.

Surtout, son champ d'application couvre aussi des services publics soumis, en vertu du droit communautaire, au principe de libre concurrence. Seules les activités fournies par l'Etat sans contrepartie économique - dans les domaines social, culturel, éducatif et judiciaire - seraient exclues de ce champ. Tous les autres services publics, sous réserve de dérogations en matière de distribution d'eau et d'énergie, seraient en revanche concernés.

Cette définition restrictive implique de pouvoir décider de ce qui, en matière culturelle ou éducative par exemple, est rendu sans contrepartie économique. Les droits d'inscription dans l'enseignement supérieur constituent-ils une contrepartie économique ? On voit que cette conception pourrait réduire comme peau de chagrin le nombre de services situés hors du champ d'application.

Quant à une directive protégeant les services publics, régulièrement promise par les instances européennes, elle ne figure pas dans le programme d'action de la Commission pour les cinq ans à venir : leur démantèlement aura tout loisir de continuer sans qu'aucune régulation ne vienne troubler son cours...

Trop longtemps, la construction européenne s'est faite sans les citoyens. Suivant un chemin abstrait, lent et complexe, elle n'était l'affaire que de spécialistes. Aujourd'hui, l'Europe ne peut plus se faire sans les citoyens, mais elle peut encore se faire contre eux : cette proposition de directive l'illustre.

Pour qu'elle soit retirée définitivement et sans contrepartie - pas seulement suspendue ou remaniée - il est plus que temps de lancer une initiative au-delà de nos frontières et d'unir nos forces pour faire reculer ces libéraux qui confisquent aujourd'hui la construction européenne.
© Copyright Le Monde

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