Projet de constitution :
Plutôt non, pour une vraie ambition européenne


Point de vue signé par Jean-Pierre Balligand, Didier Migaud, Paul Quilès, Manuel Valls, députés, André Laignel et Marie Noëlle Lienemann, députés européens.
5 août 2004




Jean-Pierre
Balligand



Marie Noëlle
lienemann



Didier
Migaud



Paul
Quilès



Manuel
Valls


Le projet de Constitution européenne est-il vraiment " bon pour l'Europe et bon pour la France ", comme l'a hâtivement affirmé le Président de la République ?
Se poser sereinement cette question ne devrait pas conduire immédiatement à être cloué au pilori ou accusé de trahir la cause européenne. C'est d'ailleurs ce que nous allons faire, pour éclairer un débat qui ne saurait se réduire à une exposition de motifs convenus et souvent contradictoires ou à une confrontation de réflexes conditionnés.

1) - On nous dit d'abord qu'un vote négatif provoquerait le chaos et qu'il faut voter oui, parce que ce texte représente un progrès par rapport aux terribles modalités de fonctionnement élaborées à Nice.
Nous n'oublions pas que le Traité de Nice a été négocié notamment par les socialistes français, alors que treize gouvernements européens étaient à majorité socialiste ou social-démocrate. Si ce texte, qui s'appliquera, quoi qu'il arrive, jusqu'à la fin 2009, était si mauvais, pourquoi l'avoir ratifié ? Au moment de voter une Constitution qui nous engagera durablement, une question mérite d'être posée : doit-on voter oui coûte que coûte, au seul motif que l'essentiel est d'avancer ? Après cinquante années de construction européenne, nous pensons que l'essentiel est plutôt de savoir désormais où l'on souhaite aller.

2) - On nous dit qu'il faut voter oui parce que ce texte n'est qu'une sorte de règlement intérieur, qui ne mérite ni excès d'honneur ni excès d'indignité.
Il s'agit pourtant bien d'un " traité établissant une Constitution pour l'Europe " et non d'un simple règlement intérieur, comme certains voudraient le faire croire. Curieusement, ce sont les mêmes qui demandent un référendum et qui souhaitent qu'il ait lieu de façon solennelle le même jour dans chaque pays de l'Union. Tout cela pour un simple règlement intérieur ?

Il est d'ailleurs paradoxal que ceux qui minimisent la portée de ce texte soient aussi ceux qui maximisent les conséquences d'un vote négatif des socialistes ou de la France ! Pourquoi le chaos et l'apocalypse viendraient-ils de la non ratification d'un simple règlement intérieur ?

3) - On nous dit qu'il faut voter oui pour éviter le risque de l'isolement, pour ne pas apparaître anti-européen et pour ne pas trahir la mémoire de ceux qui ont œuvré pour la cause européenne.
Si l'amour rend parfois aveugle, les convictions politiques se doivent, elles, d'être éclairées par la réflexion. Pour notre part, nous avons toujours, dans l'exercice de nos responsabilités, démontré notre adhésion sincère à l'Europe. Nous avons voté oui au référendum de 1992 sur le Traité de Maastricht. Nous sommes attachés au processus de construction européenne, mais nous sommes convaincus qu'il échouera s'il se forge contre l'aspiration des peuples.

Quant au risque de l'isolement, nous pensons qu'il vaut mieux l'assumer plutôt que de se résigner. De plus, nous voulons croire que la France possède encore une certaine influence sur le destin de l'Union européenne, qui aura du mal à se construire contre la volonté de la France, si celle-ci est suffisamment affirmée.

4) - On nous dit qu'il faut voter oui, parce qu'il est trop tard pour modifier les choses et que la réalité doit s'imposer à nous.
Ce discours n'est naturellement pas acceptable pour des démocrates. L'accord de Bruxelles a supprimé en dernière minute certaines dispositions essentielles du projet de la Convention, sous la pression des eurosceptiques. Nous ne l'acceptons pas ! Pas plus que la passivité coupable de Jacques Chirac, dont les deux mandats n'auront été marqués par aucune initiative personnelle synonyme de progrès pour la construction européenne.

Quant à la " réalité " qui s'imposera à nous, c'est celle qui se dégagera des urnes, et dont les chefs d'Etat devront tenir compte. D'ici à la fin 2009, date d'entrée en vigueur prévue de la Constitution, nous avons parfaitement le temps d'améliorer le projet adopté à Bruxelles.

5) - On nous dit qu'il faut voter oui, parce que ce texte n'est qu'une étape et qu'il sera perfectible.
Ceci n'est pas exact, car ce traité risque de nous engager pour des décennies. Maastricht ouvrait la perspective de la monnaie unique, Amsterdam celle du sommet social et de la CIG. Nice prévoyait la Convention pour préparer le texte de la Constitution. Aucune étape supplémentaire n'est désormais prévue. Contrairement aux précédentes phases de la construction européenne, l'ensemble des Etats membres ne partagent plus les mêmes objectifs (Europe puissance pour les uns, Europe de libre échange pour les autres). Pire, les conditions de révision de ce texte sont quasiment impossibles à atteindre. Ce qui sera gravé dans le marbre le sera pour longtemps. Raison de plus pour ne pas se tromper.

6)- On nous dit que le maintien de la règle de l'unanimité n'empêche pas l'Europe de progresser.
C'est oublier que cette règle est requise notamment pour toute décision en matière fiscale. Or le fiscal tient tout : le social comme le budget de l'Union.

L'exigence de l'unanimité en matière fiscale, ainsi que les modalités de prise de décision à la majorité qualifiée finalement retenues, constituent un recul de l'esprit communautaire inacceptable. Surtout, cette exigence va insidieusement affaiblir et paralyser l'Union européenne. Elle est en effet rédhibitoire pour qui voudrait lutter contre le dumping fiscal ou orienter le budget européen vers plus de croissance et de solidarité. Il s'agit pourtant là d'objectifs que se fixent les socialistes, mais qui ne sont plus crédibles si l'on accorde un droit de veto à chaque pays.

La Table ronde pour l'avenir de l'Europe, présidée par Dominique Strauss-Kahn, ne tombe pas dans cette hypocrisie. Elle considère que la concurrence fiscale et sociale est " une réponse incompatible avec le modèle européen ". Elle stigmatise " une course au " moins disant " fiscal et social. (…) Cette course folle érode les bases sur lesquelles repose le financement de la protection sociale et des politiques environnementales ; menée à son terme, elle conduira les pays européens à renoncer à leur modèle de justice en faveur d'un modèle plus libéral. "

De même, les signataires de l'appel pour un Traité pour l'Europe sociale - parmi lesquels de nombreux parlementaires socialistes ainsi qu'un ancien Premier ministre - réclament que " la règle de la majorité qualifiée s'applique pour les décisions ayant trait à l'harmonisation des fiscalités ".

Si l'on veut vraiment lutter contre le dumping fiscal et social, on ne peut accepter de pérenniser le droit de veto pour chaque pays en matière fiscale.

Si l'on veut vraiment lutter contre le blanchiment d'argent et la fraude fiscale, on ne peut tolérer l'existence de législations fondées sur le secret bancaire au coeur de l'Union européenne. Malheureusement, la timide avancée proposée par la Convention (décision à la majorité qualifiée en matière de fraude fiscale) a été rayée d'un trait de plume à Bruxelles.

Si l'on veut vraiment orienter le budget de l'Union européenne vers la croissance et la solidarité, on doit créer l'impôt européen sur les sociétés indispensable à la dynamique de l'Union.

Autant d'objectifs impossibles à atteindre avec la règle de l'unanimité, puisque certains pays fondent précisément leur stratégie de croissance sur le dumping fiscal.

7) - On nous dit qu'il faut voter oui, même si le compromis adopté à Bruxelles est mauvais.
Leurs contradictions ne semblent pas troubler certains commentateurs. Ainsi Alain Duhamel n'hésite-t-il pas, dans Libération du 30 juin 2004, à dénoncer par avance tous ceux qui oseraient refuser le projet de Constitution, après avoir écrit : " Certes, il ne faut pas être hypocrite, cette Constitution européenne est loin de ressembler à un chef-d'œuvre (…). Ses défauts et ses insuffisances sont éclatants et notoires : déficit social, passivité économique, espace trop réduit et entraves trop nombreuses aux décisions à la majorité, clause de révision (essentielle pour améliorer ultérieurement le texte) d'une lourdeur aberrante. Cette Constitution européenne porte la marque britannique, n'assume pas le modèle social européen. "

8) - On nous dit qu'il ne faut pas sous estimer les aspects tactiques Certains portent surtout leur attention sur des considérations politiciennes.
Parce que le non ferait le jeu de certains courants du Parti socialiste, il faudrait dire oui sans réfléchir ! Ou, parce que le oui ferait le jeu de Jacques Chirac, il faudrait nécessairement dire non ! Ne soyons pas naïfs, celui-ci utilisera notre vote, quel qu'il soit. Nous pensons que l'idéal européen mérite mieux que ces approximations.

Pour nous, l'essentiel n'est pas là. Il s'agit de retrouver l'esprit et la vision des pères fondateurs de l'Europe.

Pascal, dans son fameux " pari ", s'obligeait à croire à Dieu, parce que sinon, il n'y aurait pas de bonheur infini pour l'Homme. De même, laisser penser que l'acceptation du projet de Constitution qui nous est proposé serait la seule issue pour l'Europe relève davantage du " pari de Pascal " que de l'analyse objective.

Notre démarche est autre.

Commençons par revenir aux deux premières parties du texte rédigé par la Convention pour l'avenir de l'Europe, qui sont beaucoup plus proches de l'esprit communautaire, notamment en ce qui concerne la règle de l'unanimité ou les modalités de vote à la majorité qualifiée.

Soumettons ensuite le nouveau projet à une assemblée constituante, et non aux seuls chefs d'Etats. Cette assemblée pourrait être composée de délégations des parlements nationaux, qui rejoindraient le Parlement européen pour examiner le nouveau projet de constitution et l'amender si nécessaire.

Enfin, soumettons la ratification à un référendum organisé simultanément dans chaque pays de l'Union européenne. Les suffrages ne seraient pas comptabilisés au niveau de chaque Etat mais globalement au niveau de l'ensemble de l'Union.

Nous pensons plus fondamentalement qu'il faudrait relancer la construction européenne par la création d'un coeur, l'Europe unie, portant un projet politique et permettant d'aller plus loin en matière d'harmonisation fiscale et de législation sociale.

C'est ainsi, selon nous, que l'on évitera le dévoiement du projet européen et que l'on refondera l'ambition européenne.



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