Traité constitutionnel :
En finir avec la règle de l'unanimité


Point de vue signé par Jean-Pierre Balligand, député de l'Aisne, Didier Migaud, député de l'Isère, et Manuel Valls, député de l'Essonne, paru dans le quotidien Libération daté du 2 juillet 2004




Jean-Pierre
Balligand



Didier
Migaud



Manuel
Valls



Que faut-il penser du texte de compromis sur la Constitution européenne adopté à Bruxelles ? Est-il « bon pour la France et bon pour l'Europe », comme l'a affirmé Jacques Chirac ? Répondre sans a priori idéologique à ces questions, c'est tenter de mesurer les effets qu'aura le texte sur la vie de l'Europe, de ses institutions et surtout de ses peuples.

C'est vrai, le projet adopté à Dublin marque un progrès par rapport au traité de Nice. Mais n'oublions pas qu'une Constitution doit être porteuse d'une autre ambition : elle est censée sceller le destin des peuples pour plusieurs décennies.

Le problème du projet constitutionnel qui nous est soumis est qu'il ne répond pas aux enjeux auxquels est confronté notre continent, aussi bien dans les rapports que les nations entretiennent entre elles que dans les rapports entre l'Union et le reste du monde. L'attente des socialistes, exprimée clairement lors de la campagne des élections européennes, est de passer du marché commun et de la monnaie unique à une Europe d'action. Pourra-t-on, demain, lutter contre le dumping fiscal et social et contre les délocalisations ? Pourra-t-on, demain, construire un budget de l'Union avec des ressources plus adaptées et l'orienter vers des dépenses actives destinées à relever le potentiel de croissance de ses Etats membres ? Pourra-t-on, demain, ancrer le développement de l'Europe dans le respect de l'environnement ?

Au fond, répondre à cette attente, c'est trouver une capacité de décision et d'harmonisation fiscale. Car disposer de l'outil fiscal, c'est mettre en œuvre des priorités politiques dans la collecte des ressources et dans leurs dépenses.

La Commission européenne reconnaît d'ailleurs que « les décisions de localisation d'investissements, d'activités, d'emplois et de revenus sont sensibles aux différences entre les régimes fiscaux et les régimes sociaux existants». Les Etats membres eux-mêmes ont estimé qu'«une action concertée en matière fiscale permettrait d'éviter un abandon de souveraineté de chaque Etat membre au profit des seules forces du marché ».

La première tentative pour harmoniser les systèmes d'impôt sur les sociétés date de 1975. Elle avait alors échoué. 1975, 1990, 1997, 2001, 2003... Trente années d'efforts pour pratiquement aucun résultat concret ! La raison de ce blocage est connue : l'unanimité est requise pour toute décision en matière fiscale. Le plus infime progrès en matière d'harmonisation ou de coordination ne peut être obtenu qu'au terme de laborieuses tractations. Le maintien de la règle de l'unanimité sur cette question relève par conséquent de la volonté de ne pas donner une vraie dimension à l'Europe. Cette volonté est hypocrite - en permettant aux souverainetés nationales de résister à la construction européenne - et mensongère - en laissant croire que nous n'avons pas besoin de la fiscalité pour une Europe forte.

Concrètement, cette règle rend impossible toute instauration d'un véritable gouvernement économique européen. Elle rend l'Union otage des égoïsmes nationaux. Les pays disposant des normes sociales les plus avancées en sont toujours les premières victimes, mais, in fine, c'est l'Union dans son ensemble qui détruit ainsi les fondements de la confiance que les citoyens mettent en elle.

Jacques Chirac n'a pas obtenu - mais a-t-il seulement essayé ? - que le projet de Constitution adopté à Dublin remette en cause cette règle de l'unanimité. Ce faisant, il a accepté que le dumping social et fiscal demeure la règle, au risque d'accentuer, dans le cadre de l'élargissement, le nivellement par le bas des normes sociales, environnementales et économiques.

Doit-on se résigner ? Nous ne le pensons pas. Les maux de l'Union européenne sont connus : absence d'un vrai projet commun, manque de coordination des politiques économiques, potentiel de croissance trop faible, dépenses d'avenir (recherche, formation et infrastructures) insuffisantes, prédominance des dogmes libéraux et, surtout, déséquilibre flagrant entre politiques monétaire et budgétaire.

Alors qu'aux Etats-Unis les autorités monétaires et budgétaires coopèrent au bénéfice de la croissance et de l'emploi, en Europe au contraire, ces autorités s'affrontent dans un bras de fer doublement régressif. La Banque centrale européenne refuse de mener une politique monétaire conciliante tant que les Etats membres n'auront pas équilibré leur budget ; et ces derniers, faute d'une politique monétaire accommodante, sont contraints par le pacte de stabilité de mener une politique budgétaire préjudiciable à la croissance.

Pour sortir de ce blocage, il faut ériger, face aux autorités monétaires, un interlocuteur européen unique, doté d'un budget qui lui permette de soutenir l'activité et d'augmenter le potentiel de croissance. Ces exigences des socialistes nécessitent notamment l'instauration d'un taux plancher de l'impôt sur les sociétés. Grâce à cela, nous mettrons un terme aux pratiques fiscales les plus choquantes (0 % d'impôt sur les sociétés en Estonie dans certains cas) et nous pourrons fournir une nouvelle ressource au budget de l'Union.

Il ne sera pas possible d'atteindre cet objectif tant que l'unanimité sera la règle. Si l'on veut mettre nos actes en cohérence avec notre discours, il faut une remise à plat du projet de Constitution sur ce point crucial. Sinon, la réponse à la question qui nous sera dans tous les cas posée - comme députés ou comme citoyens - ne pourra pas être positive.

Ne pas le faire serait ne pas respecter les peuples qui continueront de subir l'absence de coordination fiscale et de moyens d'action. Ne pas le faire serait aussi servir l'alliance objective qui existe entre les souverainistes et les libre-échangistes pour refuser toute régulation - politique comme économique - au niveau européen. Ne pas le faire serait creuser encore un peu plus le fossé qui existe entre les dirigeants et les citoyens européens. Nous ne souhaitons pas faire échouer le processus de construction européenne, mais nous sommes convaincus qu'il échouera s'il se forge contre l'aspiration de nos peuples. L'Union européenne, pour réussir, doit être une communauté de destin, pas un club de concurrents.

L'unanimité doit être réservée à l'adoption de la loi fondamentale, mais elle ne saurait servir de mode de gouvernance. La démocratie, sans être l'écrasement de la minorité par la majorité, ne doit pas tolérer le blocage d'une large majorité par quelques-uns. C'est ce qu'avaient clairement voulu affirmer les conventionnels en proposant d'écrire en préambule de la Constitution : «Notre Constitution (...) est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité, mais du plus grand nombre.» Il est symptomatique que les vingt-cinq chefs d'Etat aient décidé à Dublin de supprimer cette citation de Thucydide.

Refusons, par conséquent, de sanctuariser cette règle de l'unanimité tout à la fois antidémocratique et terreau de l'impuissance. Ayons le courage de ne pas toujours dire oui. Les militants socialistes auront la chance de se prononcer dans le cadre d'une consultation interne. Face à cette question historique, c'est à l'ensemble du peuple français que Jacques Chirac doit permettre de trancher.

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