Un nouveau logiciel pour le socialisme


Point de vue signé par Laurent Baumel, responsable aux études au Parti socialiste, Olivier Ferrand, délégué général d'A gauche en Europe, et Gilles Finchelstein, délégué général de la Fondation Jean Jaurès, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 26 septembre 2005.
 
Le jugement, sans appel, semble déjà rendu : «Les socialistes n'ont pas d'idées.» Il y aurait bien une guerre des chefs, dans la perspective de l'élection présidentielle. Une guerre des mots, entre les tontons flingueurs du parti. Mais, pour les idées, ce serait plutôt la paix - la paix des cimetières. Et si c'était faux ? Chacun à sa place, depuis 2002, nous travaillons autour, notamment, de Dominique Strauss-Kahn, à la rénovation doctrinale de la gauche. Aujourd'hui, nous voyons le nouveau logiciel du socialisme se mettre en place.

La rénovation est un impératif. Car le message des Français, le 21 avril comme le 29 mai, a été limpide : « Vous ne répondez pas à nos problèmes. » Depuis trente ans, la France s'enfonce dans la crise et les gouvernements de droite comme de gauche - au-delà des succès remarquables de Lionel Jospin - ont été incapables de l'en sortir. La crise démocratique est avant tout une crise de l'impuissance politique.

Et si nous sommes impuissants, c'est que notre matrice intellectuelle s'est peu à peu épuisée. Nous vivons la fin du cycle idéologique du socialisme d'après-guerre, celui qui a porté l'Etat-providence. Notre logiciel y était fondé sur la réparation : laisser le capitalisme produire la richesse et corriger a posteriori les inégalités qu'il génère, à travers la redistribution de l'Etat-providence.

Ce logiciel ne fonctionne plus dans le monde émergent du XXIe siècle, marqué par les mutations du capitalisme, la mondialisation et la montée des nouveaux risques. Les dégâts générés par l'activité humaine y sont exponentiels. Ils peuvent de plus en plus difficilement être réparés. L'Etat-providence est débordé.

C'est vrai, avant tout, des dégâts sociaux.
Face à un nouveau capitalisme financier bien plus violent que le capitalisme industriel d'après-guerre, l'Etat-providence ne parvient plus à endiguer la prolifération des inégalités. Inégalités de revenus : le rapport entre les 10 % les plus modestes et les 10 % les plus riches était de 1 à 8 en 1980, stable depuis les années 60 ; il est de 1 à 11 aujourd'hui, en augmentation rapide. Mais aussi inégalités socio-professionnelles : le statut collectif du salariat a volé en éclats. Inégalités générationnelles, avec la paupérisation des jeunes actifs. Inégalités territoriales, avec une ségrégation tripartite de la France entre centres-villes «gentrifiés» des familles aisées, no man's land périurbain oublié des classes populaires et cités reléguées des exclus. Inégalités de destin, enfin : la volonté d'accomplissement personnel, nourrie par la démocratisation scolaire, fait l'objet d'une terrible déception : la probabilité qu'un enfant d'ouvrier devienne cadre est à son plus bas historique.

C'est vrai, aussi, des dégâts écologiques ou sanitaires.
Le trou dans la couche d'ozone ne se résorbera pas avant cinquante ans, en dépit de l'arrêt de la production de CFC. Même si Kyoto était finalement respecté, les gaz à effet de serre déjà rejetés dans la biosphère rendent irréversibles le réchauffement climatique. Même constat pour les pandémies : si la grippe aviaire devait muter et se transmettre entre êtres humains, il y aurait des millions de morts. La réparation n'est plus possible.

Comment, dans ce nouveau monde, refonder un projet socialiste ? Nous conservons nos objectifs : une société prospère, égalitaire et durable. Mais nous devons penser un nouveau logiciel. La réparation reste au coeur de notre action : au moment où le capitalisme devient plus inégalitaire, l'effort redistributif de l'Etat-providence doit être accru.

Mais il faut ajouter un deuxième étage à la fusée : la prévention. Le socialisme ne doit plus seulement corriger a posteriori les désordres de l'activité humaine, il doit empêcher leur apparition. Pour cela, il doit les attaquer à la racine, là où ils se créent. Au sein du système productif, à travers la régulation du capitalisme. Changement majeur : face à un capitalisme mondialisé, le territoire de la régulation ne saurait demeurer national. Quel intérêt, par exemple, de limiter les émissions de gaz à effet de serre en France si le reste de la planète pollue plus ? En attendant la « démocratie-monde », l'Europe, seule, a la masse critique : elle doit être notre levier d'action dans la mondialisation. A cette aune, le traité constitutionnel restera un rendez-vous manqué avec l'histoire.

La prévention doit aussi s'exercer en amont du système productif, au sein de la société, pour éradiquer les inégalités de départ qui surdéterminent les destins individuels. Selon que l'on naît à Neuilly, Montreuil ou Vaulx-en-Velin, les jeux sont faits d'avance, les destins scellés. Pour briser cette fatalité, le socialisme doit changer de paradigme et passer de l'égalité formelle à l'égalité réelle des chances : « Donner plus à ceux qui ont moins », et concentrer les moyens publics sur ceux qui en ont le plus besoin. C'est le « socialisme de l'émancipation » : il vise à redonner à chacun la maîtrise de son destin. Il est porteur de réformes radicales.

Un exemple avec l'éducation. En fournissant les mêmes professeurs, les mêmes programmes, les mêmes cours pour tous, l'école ne permet pas de corriger les inégalités sociales de départ. Au contraire, elle risque de les légitimer. Pour les corriger, il faut concentrer les moyens pédagogiques sur les élèves en difficulté. Illustration : la création en CP d'un «professeur des écoles volant», non affecté, qui aurait pour mission de donner des cours supplémentaires aux enfants en difficulté d'apprentissage. Autre illustration : un renforcement massif des ZEP. Elles ne marchent pas en France du fait de leur saupoudrage : un enfant en ZEP bénéficie à peine de 7 % de moyens supplémentaires par rapport à un enfant hors ZEP. Aux Pays-Bas, il dispose de 100 % de moyens en plus !

Le socialisme n'est pas une doctrine figée dans le marbre de l'histoire. Confronté à une nouvelle phase du capitalisme, il cherche de nouveaux modes d'action, de nouveaux leviers. Se réfugier dans le socialisme d'hier est une impasse : cela nous condamne à la protestation - aux illusions de la radicalité dans l'opposition, à l'accompagnement compassionnel du libéralisme une fois au pouvoir. Nous devons inventer le socialisme de demain : le socialisme du XXIe siècle.
© Copyright Le Figaro

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