Un socialisme de retard

Laurent Baumel


Entretien avec Laurent Baumel, responsable national aux études, paru dans l'hebdomadaire Le Point daté du 15 août 2003
Propos recueillis par Catherine Pégard
 

En avril 2003, vous avez publié un livre plutôt critique pour la gauche (Laurent Baumel - Laurent Bouvet, « L'année zéro de la gauche », Michalon, 105 pages). Aujourd'hui, vous êtes responsable national aux études du PS. Vous êtes donc rentré dans le rang ?
Mais non ! Les carences que nous pointions avec Laurent Bouvet ne datent pas du congrès de Dijon ou de la défaite de 2002. Elles remontent à des problèmes beaucoup plus lourds, qui préexistaient et qui perdurent.

Lesquels ?
Ils tiennent à l'immobilisme doctrinal du PS, à sa difficulté à renouveler ses analyses de la société française, à en saisir les évolutions pour reformuler un projet politique dans une visée de long terme. Dans les années 70, le projet socialiste s'était articulé sur le « logiciel » marxiste, qui avait au moins le mérite de fonder une cohérence. Tout cela s'est écroulé dans l'expérience du pouvoir et n'a jamais été remplacé. Ce qui a pris la place, c'est un pragmatisme froid, une pratique gestionnaire qui ne mobilise plus.

La faute aux énarques ?
C'est la contrepartie du succès ! La gauche est arrivée au pouvoir ; elle a acquis une culture de gouvernement et fait émerger des « professionnels » sortis de l'Ena. Cette banalisation de l'alternance a sécrété une nouvelle culture techno- ministérielle. La consanguinité avec l'appareil d'Etat induit une certaine façon de découper le réel, de façon sectorisée, sans véritable vision d'ensemble : un peu de politique de la ville par-ci, un quart de point de TVA en moins par-là. On fait comme l'ont appris les fonctionnaires, sans lier ces décisions à un choix doctrinal : quelles sont nos priorités globales, les revendications qui nous semblent légitimes, les compromis auxquels nous sommes prêts, les groupes sociaux qu'on veut aider ? Au fond, quelle « alliance de classes » voulons-nous ? comme disait Lionel Jospin sans y répondre.

Vous évoquez le « pragmatisme froid » des socialistes au pouvoir et leur « gauchisme d'estrade » dans l'opposition. C'est l'obstacle au réformisme ?
Tout à fait. La persistance ou le « revival » de la gauche radicale exerce une pression très forte sur le socialisme français et l'empêche d'assumer psychologiquement le réformisme. Il y a une tentation qui dure dans la gauche, celle de croire, sous l'influence terroriste de l'extrême gauche, qu'entre la rupture avec le capitalisme et la gestion au quotidien il n'y a rien. Nous sommes toujours sous l'emprise d'un « surmoi » marxiste qui nous conduit à nous excuser de n'être pas assez à gauche...

On l'a vu au congrès de Dijon...
C'est une lecture possible. Sous la pression des circonstances, notamment parce que la CFDT avait signé avec François Fillon un mauvais projet de réforme des retraites le matin même de l'ouverture de nos travaux, le congrès a pris une autre tonalité, qui révèle aussi l'intériorisation de la pression de la gauche radicale aux dépens de l'ambition transformatrice.

Alors, vous allez continuer à courir derrière l'extrême gauche ?
Ce serait suicidaire ! Je souhaite que le PS refuse cette facilité apparente. Ce dont le pays a besoin, ce n'est pas d'une gauche qui se contenterait de coller aux mouvements sociaux et catégoriels, mais d'une gauche qui ne répugne pas à dénoncer la mauvaise foi ou les incohérences de l'extrême gauche, et qui définisse ses propres positions en expliquant leurs différences avec celles de la droite. Et surtout, surtout, d'une gauche qui tienne ces positions. Les Français ne respecteront pas ceux qui sembleront courir après les contradictions de la société. Imaginer qu'être à l'écoute suffit est un piège mortel. Comme si l'intérêt général surgissait de l'écoute, alors que notre société est malade, travaillée par un individualisme grandissant et la multiplicité contradictoire des revendications catégorielles. Le rôle du politique n'est pas de dire oui à tout le monde, mais de fixer un cadre et de mobiliser derrière lui une majorité démocratique. Si les socialistes ne le font pas, ils amenuiseront leurs chances de revenir au pouvoir, et, quand bien même ils y reviendraient, ils ne sauraient pas pourquoi !

Vous ne croyez pas à une sorte d'alternance mécanique...
On pourrait y croire, nous nous y sommes habitués depuis vingt ans ! Mais il me semble que ce serait une erreur. D'abord, on ne peut pas faire comme si l'alerte de 2002 n'avait pas existé. Les éléments d'approfondissement de la crise - persistance de l'extrême droite, montée de l'extrême gauche et de l'abstention - ne garantissent pas l'alternance droite gouvernementale-gauche gouvernementale. Ensuite, même si, dans sa brutalité, la droite remobilise contre elle, on peut constater aussi qu'elle a choisi de mener des réformes - qui sont les siennes et pas les nôtres - auxquelles elle ne renonce pas.

Vous trouvez Jean-Pierre Raffarin brutal ?
Je ne parle pas de sa communication mais du contenu de sa politique. Il parle d'abord à sa clientèle et mène une politique de droite classique qui évite de heurter ceux qui sont censés lui être favorables.

Vous dites que le PS a « un socialisme de retard ». Gerhard Schröder ne vient-il pas de lui donner encore un gros coup de vieux ?
Je ne sais pas si Schröder est un modèle, mais on a l'impression, c'est vrai, que nos voisins européens ont bousculé plus tôt, plus vite et plus profondément les vieux schémas pour reformuler le socialisme et redonner un contenu à l'Etat-providence sans se crisper sur des symboles dépassés.

Mais c'est aussi le charme de la France que d'être éminemment politique. La banalisation du système politique français dans un affrontement d'une gauche raisonnable et d'une droite raisonnable n'est pas pour demain. C'est le signe que les Français croient assez en leurs idées pour ne pas tomber dans un consensus ennuyeux à périr. Je ne suis pas pour la fin de l'« exception française ». Il ne faut pas étouffer notre passion mais l'investir dans un réformisme assumé. Je sais, c'est moins excitant que de rêver de rupture, mais il faut en finir, enfin, avec la nostalgie révolutionnaire.

La politique s'incarne dans des hommes. Qui, au PS, selon vous, s'imposera ?
Celui des concurrents qui comprendra que le parti est à conquérir par la politique et qui accouchera d'une vision a toutes les chances de l'emporter. Ce n'est pas celui qui prendra le moins de risques ou qui se contentera d'être le meilleur élève de la classe, c'est celui qui nous dira : « Voilà ce que peut être le socialisme aujourd'hui. »

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