Ce gauchisme aigre-doux qui dit non à la Constitution européenne

Pervenche Berès
par Pervenche Berès, présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen.
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 21 octobre 2003


 
Yves Salesse expliquait récemment dans ces colonnes (Le Monde du 27 septembre) que le projet de Constitution européenne rédigé par la Convention est inacceptable. Ce n'est pas surprenant quand on connaît ses accointances avec la vision chevènementiste de l'Europe. Ayant été membre de la Convention, je souhaite revenir sur ses arguments, d'autant qu'il trouve quelques relais au sein même de mon parti, le PS.

Première accusation : le projet propose un système de " caractère antidémocratique ", parce que les activités du conseil des ministres sont difficiles à contrôler. " Ce n'est pas une seconde chambre ", précise Yves Salesse. Pourtant, ledit conseil ne pourra précisément plus légiférer en silence : ses réunions seront désormais publiques, ouvertes aux citoyens, à la presse et à la société civile, comme pour un Parlement classique. Tout ministre devra donc être amené à expliquer ses prises de position devant les citoyens, ou devant la représentation nationale qui, par ailleurs, lui fait d'ores et déjà part de ses positions sur les sujets traités. En outre, le conseil ne légifère pas seul, mais dans un dialogue permanent avec le Parlement européen.

Autre innovation de la Convention : l'initiative législative populaire. Non, répond Yves Salesse, les citoyens ne peuvent qu'" inviter la Commission " à proposer une loi. S'attendait-il à ce que les citoyens rédigent eux-mêmes des projets législatifs, et en vérifient la conformité avec les compétences de l'Union et le principe de subsidiarité ? Il déplore " la montée des structures technocratiques " : on ne sait pas bien de quoi il retourne, mais l'emploi de ces termes " connotés " lui suffit pour jeter l'opprobre sur l'ensemble du système institutionnel de l'Union.

Deuxième accusation : l'atteinte au système social à la française. Pour Yves Salesse, le grand problème réside dans l'affirmation du " marché unique, où la concurrence est libre ". Cette phrase n'est pas scandaleuse en soi pour ceux qui ont rompu avec le dirigisme soviétique. Surtout c'est une amélioration de la formule qui existe dans les traités depuis Maastricht (1993) qui parlait d'une " économie de marché ouverte, où la concurrence est libre ", alors que l'objectif sera désormais une " économie sociale de marché " permettant le développement durable, le plein-emploi, le progrès social, la cohésion économique, sociale et territoriale, la lutte contre l'exclusion sociale, la justice et la protection sociales, ou encore la solidarité entre les générations.

La grande différence avec le traité de Nice actuel, c'est donc que l'Union ne considérera plus le marché comme une finalité, mais comme un outil au service du modèle social européen. Yves Salesse ajoute que la Constitution permettra une offensive contre les services publics. Là encore, il refuse de lire ce qui est écrit dans le projet : " L'Union et les Etats membres (...) veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions. " En clair, la rentabilité de ces missions n'est pas un critère d'évaluation. Qui voudrait prendre la responsabilité de retourner au traité de Nice, qui lui n'offre pas la moindre garantie en la matière ?

Troisième accusation : l'Union ne se donne pas les moyens d'agir. C'est l'argument le plus paradoxal. Après avoir déploré que les " orientations européennes s'imposent aux Etats membres ", notre critique regrette que l'Union n'ait pas un processus qui lui permette de prendre des décisions. Son exemple : l'activité du Conseil " resterait soumise au verrou de la double majorité (des Etats et de 60 % de la population) ", alors que justement la double majorité offre toutes garanties en termes de démocratie et d'efficacité. Elle permettra de sortir de l'usine à gaz inventée à Nice. Le statu quo serait un blocage, car la majorité dans sa définition actuelle est bien plus difficile à réunir. Le maintien du vote à l'unanimité serait encore plus paralysant, mais son champ a précisément été considérablement réduit et il pourra l'être davantage sans révision de la Constitution.

Il n'est pas juste de dire qu'en adoptant cette Constitution, nous serions pieds et mains liés pour les siècles des siècles, et que nous graverions dans le marbre l'orientation libérale de l'Europe. D'abord, parce que des mécanismes internes de révision et d'évolution sont prévus. Ensuite parce que l'accès aux coopérations renforcées a été assoupli. Elles nous permettront, si nous le voulons, de mettre en œuvre dans un groupe restreint, et plus particulièrement avec nos voisins allemands, des politiques plus audacieuses ou plus intégrées, notamment dans le domaine social et fiscal.

Notre pays est expert en Constitutions, pourtant nul ne pourra honnêtement prétendre que dans l'ordre constitutionnel français, ce projet de traité établissant cette Constitution pour l'Europe puisse avoir un effet juridique supérieur à celui des traités existants. Yves Salesse sait tout cela, alors pour quelle raison s'acharne-t-il sur le projet de Constitution, comme s'il était le martyr de notre lutte collective contre le néolibéralisme ? Parce qu'il se prétend le héraut d'une solution alternative à gauche.

Ce qui veut dire : pas le PS, pas le PC, pas les Verts, pas les deux ou trois moutures trotskistes, pas non plus le MRC, mais autre chose, encore. Cette solution alternative se pose en remède au 21 avril 2002, né pourtant pour une large part de l'éparpillement des listes. " Oui, mais il s'agit d'une coordination, pas d'un nouveau parti ", répond Yves Salesse dans Libération avant d'ajouter que des listes se constituent déjà. L'appel ne prévoit-il pas d'ailleurs d'" inscrire cette démarche dans les élections de 2004 " ?

Je m'étonne qu'une minorité au sein du PS soit tentée de le suivre, et de prendre ainsi le risque de fabriquer de la désinformation qui fait le lit de l'extrémisme.

Le fonds de commerce est simple, voire simpliste : il consiste à utiliser tous les poncifs de la démagogie gauchiste : tous les autres sont des sociaux-bourgeois, tous sont vendus au libéralisme sauvage, et bien sûr l'Europe veut faire la peau à notre protection sociale. Rien de neuf en somme, mais toujours cette tentation de maintenir la gauche dans le formol, de jouer sur sa division plutôt que sur son union, en prétendant le contraire.

C'est en faisant des amalgames calomnieux, en accusant le PS ou sa majorité de blairisme que l'on sème le trouble, que l'on nourrit l'abstention ou l'extrémisme. En jouant la stratégie de la crise, la seule que l'on provoque est celle du 21 avril. J'appelle à rompre avec cette mode qui voudrait fait croire que la France, seule en Europe, seule dans le monde, peut maintenir la force de sa protection sociale en se repliant sur elle-même pour pratiquer une politique gauchiste aigre-douce.

Renverser le néolibéralisme, c'est d'abord agir au niveau de l'Europe pour qu'elle change le cours des choses dans la gouvernance mondiale, et c'est précisément ce qu'elle pourra faire si on la dote, avec cette Constitution, des moyens de s'affirmer.

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