Fausse querelle autour de la gauche

par Alain Bergounioux, secrétaire national à la Communication et Laurent Baumel, responsable national aux études

Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 10 juillet 2003



Alain
Bergounioux



Laurent
Baumel




Tel un nouveau prophète de la radicalité, Philippe Corcuff nous annonce dans Le Monde du 4 juillet que le moment est venu de proclamer " l'adieu au PS ". Le congrès de Dijon aurait définitivement établi, en effet, l'incapacité de ce dernier à être " un parti de changement social ". La construction d'une gauche radicale, rejetant vigoureusement toute idée d'alliance avec des socialistes, serait en conséquence la seule perspective stratégique viable pour sortir la gauche française de l'impasse où elle se trouve.

Le contexte de cette intervention ne nous a pas échappé : inquiet de certaines initiatives qui, venues de son camp, pourraient établir d'éventuelles passerelles entre les différentes gauches, Corcuff entend rappeler les siens à l'ordre. Tout en flattant, sans finesse excessive, les courants minoritaires du PS, il prend soin, de même, de renvoyer d'avance ces derniers à leur patriotisme de parti. On ne peut travailler avec des socialistes quels qu'ils soient : voilà, pour ceux qui n'auraient pas encore compris, le message essentiel !

Mais laissons l'intellectuel organique de la LCR à ses contingences tactiques et revenons à ses arguments, car ils renvoient à un débat essentiel qui traverse la gauche depuis plusieurs années. Où est le fond du problème ?

Les politiques menées par le PS ne seraient " pas très différentes ", nous dit-on, de celles de la droite. Qu'il s'agisse de la priorité accordée à l'emploi - qui est par exemple une des clés essentielles du problème des retraites -, du budget de l'éducation ou de la recherche, ou encore de la conception de la place de la culture dans la société, il nous semble que la droite nous aide au contraire, de bien des manières, à mettre en évidence depuis un an la réalité du clivage droite-gauche.

Plus fondamentalement, nous aurions abandonné la perspective " émancipatrice " au profit d'une logique " sociale-libérale ". Tout en conservant une conscience aiguë des insuffisances du marché et des inégalités qu'il engendre, il est vrai que les socialistes français, comme l'ensemble des sociaux-démocrates européens, reconnaissent le rôle majeur de celui-ci pour produire les richesses et assurer les besoins de consommation légitimes.

S'il s'agit de dire alors que la recherche constante d'un équilibre entre cet impératif d'efficacité économique et la volonté de justice sociale a pu conduire, à tel ou tel moment au cours des vingt dernières années, à des choix politiques ou à des mesures discutables, nous pouvons bien volontiers en convenir. L'exercice effectif des responsabilités, pour ceux qui les acceptent, suppose des compromis et ne va pas toujours sans tâtonnements.

Mais soutenir que la politique des socialistes français est inspirée par le libéralisme économique relève de la facilité intellectuelle et de la contre-vérité flagrante. Pour s'en tenir à la dernière expérience gouvernementale de la gauche, comment ne pas voir par exemple que les mesures-phares de la législature - 35 heures, emplois-jeunes, CMU... - témoignent au contraire - y compris dans leurs limites - du primat toujours accordé à la volonté politique et à l'intervention publique pour combattre le chômage et assurer la solidarité ? Ou alors il faut renoncer à donner un sens aux mots.

En vérité, nous sommes face ici à un des problèmes politiques majeurs de la gauche française en ce début de siècle. Au lieu d'ouvrir la voie à un horizon réformiste assumé en commun, les désillusions du messianisme révolutionnaire provoquent une sorte de crispation identitaire. L'extrême gauche d'aujourd'hui n'est certes plus très au clair sur son projet alternatif, qu'elle évite d'ailleurs soigneusement d'expliciter, mais elle reste globalement structurée par l'idée que tout compromis avec le capitalisme est en soi une erreur.

La critique du " social-libéralisme " n'est, de ce point de vue, que la variante actualisée de la dénonciation classique des " sociaux-traîtres ", etc. Ce qui est rejeté à travers le Parti socialiste, c'est encore et toujours l'idée même d'exercer le pouvoir dans le cadre de la démocratie et de l'économie de marché. Philippe Corcuff nous dit que l'adhésion au PS est une posture (" Je suis de gauche parce que différent de la droite "). On peut sans difficulté lui retourner l'argument : l'adhésion à l'extrême gauche est plus que jamais une posture : " Je suis de gauche parce que je déteste le PS. "

Cette réactivation contemporaine du clivage entre " révolutionnaires " et réformistes pose deux problèmes structurels : elle affaiblit dangereusement la gauche française. La critique virulente et systématique adressée au PS conforte objectivement la droite. Dans les faits, ce sont comme toujours les catégories les plus fragiles, celles que l'extrême gauche prétend pourtant représenter, qui font déjà et feront encore plus les frais de cette division.

Mais cette fausse querelle détourne aussi les énergies militantes et intellectuelles de la véritable tâche historique de la gauche française : répondre aux défis considérables posés par la mondialisation, la fragmentation croissante de la société, la montée de la réalité de l'individualisme ; redonner du souffle et du sens à la politique, assumer un projet réformiste de long terme qui puisse fédérer l'ensemble des couches sociales que la gauche a vocation à représenter.

Avec ses défauts et ses insuffisances, le PS reste la force politique principale de la gauche française, celle à partir de laquelle peut être élaborée cette perspective. Mais le PS ne peut et ne doit pas travailler seul. Il doit s'ouvrir et s'enrichir des apports de tous ceux qui veulent contribuer aujourd'hui à cette entreprise de rénovation idéologique de la gauche, et notamment les intellectuels, dont l'implication peut être fondamentale dans ce processus.

Philippe Corcuff veut sortir la gauche de l'impasse. Nous lui proposons à notre tour de sortir de la sienne pour venir nous aider à refonder la gauche.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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