Les retraites, le syndicalisme et les socialistes

Alain Bergounioux



Point de vue d'Alain Bergounioux, secrétaire national aux études, paru dans le quotidien Le Monde daté du jeudi 25 juin 2003
 
Un mouvement social prend fin. Episode particulièrement marquant d'un cycle commencé en 1995, il sera suivi d'autres mouvements. Comme en 1995, il a été fort dans les fonctions et les entreprises publiques, limité dans le secteur privé, faisant apparaître ainsi une division peu niable de la société française.

Ce qui doit interroger les militants de gauche, au premier rang desquels les militants socialistes, ce sont les formes prises par ce mouvement, les inquiétudes exprimées qui dessinent une vision pessimiste de la société, les divisions des syndicats, les incompréhensions entre ce qu'est l'action syndicale et la vision politique.

Trois familles de position sont apparues qui correspondent aux orientations des trois grandes confédérations syndicales, au-delà de la volonté commune de sauvegarder les régimes par répartition.

Pour la CFDT, convaincue de la nécessité d'une réforme, l'alignement des 37,5 ans à 40 ans de la durée de cotisation des fonctionnaires sur celles du secteur privé était envisageable si étaient corrigées des injustices du décret Balladur de 1993, particulièrement pour les petites retraites et les carrières longues.

Pour Force ouvrière, au contraire, il fallait revenir aux 37,5 annuités pour le secteur privé - ce qui rendait la négociation impossible. Curieux destin pour une organisation qui fut longtemps à la recherche du " grain à moudre " de la négociation !

La CGT et l'UNSA pour l'essentiel étaient en position intermédiaire, de plain-pied dans la négociation, mettant au cœur de la discussion la question du taux de remplacement. Le congrès de mars de la CGT avait relativisé la question des 37,5 annuités. Aussi a-t-elle tenu la position, après l'accord du 15 mai, d'une réouverture des négociations et non du retrait pur et simple du plan Fillon et a refusé l'appel incantatoire à la grève générale. A ceux qui en doutent, le tournant de la CGT depuis quelques années peut être, sous des modalités très différentes, et malgré la concurrence de SUD, une mutation aussi importante que celui du " recentrage " de la CFDT à la fin des années 1970.

Les enjeux, en réalité, sont proches pour les deux organisations : réduire les fractures au sein du salariat entre jeunes et anciens, emplois stables et précaires, salariés du privé et du public. Pour cela, le temps du syndicalisme ne peut qu'être différent du temps de la politique, car, pour faire avancer (ou ne pas faire reculer) les intérêts de ses mandants, il doit négocier avec le pouvoir issu des urnes, à condition évidemment qu'il soit démocratique. C'est pour cela qu'en démocratie la recherche du compromis sur les grandes questions est nécessaire. Les travaux du Conseil d'orientation des retraites ont montré qu'aucune réforme ne peut reposer sur un seul paramètre sous peine de devenir insupportable aux salariés, aux retraités ou à l'emploi. Rechercher un équilibre supposait une réelle volonté de négociation.

Le gouvernement est à tort resté longtemps ambigu : si François Fillon a engagé une concertation, dans le même temps Jean-Pierre Raffarin refusait de parler de négociation. Devant la mobilisation sociale, il a recherché volontairement un accord minoritaire qui ne pouvait pas créer un accord profond dans la société. Les améliorations obtenues par la CFDT sont réelles : 85 % du smic pour le minimum contributif, 350 000 départs possibles à la retraite à moins de 60 ans pour les carrières longues, baisse de la décote de 10 % à 5 % dans le secteur privé, etc. Il aurait sans doute été possible d'obtenir mieux après le 25 mai en s'appuyant sur la force d'un mouvement demeuré unitaire. Les réformistes se posent toujours, à juste titre, ce type de questions. La direction de la CFDT a privilégié la sécurisation de l'accord par crainte de retour en arrière sur pression d'une partie de la droite. Un accord plus large aurait sûrement permis d'obtenir davantage, ne pas inscrire notamment la perspective d'un allongement de la durée de cotisations dans le privé avant que n'ait été vérifié un comportement différent des entreprises avec leurs salariés de plus de 50 ans... Encore aurait-il fallu que davantage de syndicats aient été prêts non seulement à la négociation, mais au compromis.

Si la gauche revient au pouvoir en 2007, comme nous l'espérons, il lui faudra engager une négociation pour assurer le financement de la réforme Fillon, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, financer les concessions faites à la CFDT, faire le point des négociations prévues sur les activités pénibles, prendre en compte les situations particulières des salariés aux carrières incomplètes, à temps partiel ou ayant commencé tard dans la vie active.

Mais il faut être clair : tout ne sera pas possible et les prélèvements sociaux ne pourront augmenter indéfiniment. Une cotisation sur la valeur ajoutée est possible pour doter le fonds de réserve, mais n'est pas à la hauteur de l'ensemble des besoins. Recourir à la CSG exige au préalable de ne pas oublier qu'elle est pour une part assise sur les retraites. Il faudra donc, en 2007, trouver un nouvel équilibre différent du plan Fillon, mais qui jouera autour des variables mises en évidence par le Conseil d'orientation des retraites.

Alors, quelles leçons tirer pour des socialistes de la situation ainsi créée ? Pour celles et ceux qui pensent qu'un " réformisme de gauche " est une voie d'avenir, quatre préoccupations paraissent importantes.

1. - Sans minorer le poids des divergences apparues entre les syndicats, nous ne devons pas prendre notre parti de la rupture du front syndical, et, en particulier, du rapprochement entre la CGT et la CFDT. La défense d'accords majoritaires, pour lesquels toutes deux affirment vouloir militer, est indispensable pour rénover notre démocratie sociale. Le tête-à-tête avec la seule CFDT n'est souhaitable ni pour un gouvernement de droite, aujourd'hui, ni pour un gouvernement de gauche, demain.

2. - Nous ne devons pas prendre non plus notre parti de la distance qui s'est manifestée entre la CFDT et le Parti socialiste à l'occasion du congrès de Dijon. La grande majorité des adhérents du PS dans le secteur privé sont à la CFDT, ce n'est pas le fruit du hasard. La réduction du temps de travail pour créer des emplois, le recours à la CSG sur tous les revenus pour financer l'assurance-maladie, la couverture-maladie universelle, sans remonter aux lois Auroux, sont, parmi d'autres, le fruit de la proximité intellectuelle entre le PS et la CFDT. Le PS a certes besoin d'un bon équilibre de ses relations avec les différentes centrales syndicales, mais consommer une rupture avec la CFDT serait grave pour la régulation sociale même de notre pays.

3. - Le soutien apporté à un mouvement social ne doit pas être équivalent au suivisme. Un grand parti politique doit faire preuve de sa capacité d'arbitrage. Aujourd'hui, alors que presque tout le monde au PS aspire à ce que pourrait être une vraie social-démocratie en France, il serait paradoxal d'oublier une leçon principale : les progrès sociaux dans une démocratie sont le plus souvent le produit de compromis à partir de l'existence de rapports de force.

4. - Pour le PS et pour les autres partis et mouvements qui aspirent à agir concrètement, il est grand temps de forger une nouvelle "utopie réaliste" qui n'amène pas à traiter les problèmes un par un, mais les intègre dans une perspective globale qui, à côté des nécessaires politiques sociales réparatrices, privilégie des stratégies de prévention et d'investissements sociaux. Face à un gouvernement qui agit peu sur ce qui fragilise économiquement et socialement une large part de la population, le thème lancé par la CGT de la "sécurité professionnelle" devrait être pris à bras-le-corps par les partis politiques de gauche et les syndicats. C'est le grand chantier d'aujourd'hui pour permettre, dans un environnement changeant, l'amélioration des compétences des salariés, pour assurer leurs droits sociaux et en créer de nouveaux, comme un droit transférable à la formation tout au long de la vie. Rappelons-nous, en effet, que c'est l'emploi qui est la vraie clé d'une solution durable au problème des retraites.

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