Le « droit au travail » vite !

Éric Besson


Tribune signée par Eric Besson, député de la Drôme, auteur d'une proposition de loi : « Le droit au travail au service d'une stratégie de cohésion sociale », disponible sur le site www.droit-au-travail.com. Ce texte est cosigné par quatre autres députés: Marie-Hélène Aubert (les Verts), Jean-Pierre Brard (Apparenté communiste), Chantal Robin-Rodrigo (Parti radical de gauche), Michel Suchod (Mouvement des Citoyens).
Point de vue paru dans les pages " Débats " de Libération daté du mardi 16 mai 2000
 
Sur le front du chômage, la France commence enfin à sortir d'une «tempête» de vingt-cinq ans de chômage longue durée. Le bilan est lourd: des personnes et des familles brisées, des quartiers entiers déstructurés, des jeunes privés d'espoir, des travailleurs de plus de 50 ans condamnés à l'inutilité. Pour des millions de nos concitoyens, ces 25 années auront apporté l'exclusion, la pauvreté, la violence, l'insécurité, le ralentissement du processus d'intégration des populations d'origine étrangère.

Aujourd'hui l'horizon se dégage. La gauche et la majorité plurielle y auront largement contribué. Nous sommes fiers que l'action du gouvernement que nous soutenons ait permis de réenclencher un cercle vertueux confiance-consommation-croissance dont les premiers fruits sont connus: pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le chômage diminue significativement et durablement.

Pouvons-nous nous en satisfaire ? Compter sur la seule croissance pour tenir l'objectif proposé par le Premier ministre de retour au plein emploi en dix ans ? Prôner, encore et toujours, la patience à plusieurs millions de nos concitoyens qui entendent que le train de la croissance et de l'emploi s'est à nouveau ébranlé mais qui, eux, restent à quai ? Oublier que même si elle paraît solidement installée la croissance est un phénomène par essence fragile et qu'un retournement de conjoncture nous renverrait à un noyau dur du chômage et de l'exclusion enraciné depuis de trop longues années ?

Disons-le simplement et clairement: nous devons consacrer l'essentiel des marges de manœuvre que nous accorde la croissance (qu'on les nomme «fruits de la croissance», «cagnotte», «plus-values» ou autrement) au renforcement de la lutte contre le chômage et contre l'exclusion. Le travail n'est pas seulement, bien que ce soit primordial, une source de revenus.

Par son activité, économique, sociale et culturelle l'homme acquiert sa dignité. L'activité consacre son utilité, conditionne ses relations aux autres et, au sens plein du terme, son insertion. La privation de travail est aujourd'hui la pire des exclusions, mère de toutes les autres. La gauche ne saurait l'accepter davantage.

Le développement durable suppose à la fois que chacun ait accès au travail et que, qualitativement, celui-ci soit valorisant et offre des perspectives d'évolution.

Si nous voulons, nous pouvons. Si nous le voulons, nous pouvons permettre à chacun de se voir accorder une vraie chance de s'intégrer dans notre société. Si nous le voulons, nous pouvons donner chair à la formule de Lionel Jospin «oui à une société de travail, non à une société d'assistance». Mais le refus de l'une (l'assistance) suppose que la mise en œuvre de l'autre (le travail) soit possible.

Il nous faut donc, aujourd'hui, plus d'un demi-siècle après que les constituants de 1946 ont fait du «droit au travail» l'un de nos principes constitutionnels, mettre en œuvre ce droit, en lui accordant la même attention que celle dont ont bénéficié d'autres, et par exemple le droit de propriété.

Enonçons-le clairement: tout adulte désireux de travailler doit avoir l'accès à l'emploi. Soit le système économique qui nous gouverne («le marché») ou le service public sont capables de le lui proposer. Soit le demandeur d'emploi doit, a minima, avoir accès à un «contrat d'utilité sociale» lui permettant de s'insérer ou de se réinsérer.

Sa mise en œuvre nous paraît socialement juste. Il est, à tout le moins, de la mission de la gauche de corriger en permanence les excès du capitalisme, de lutter contre l'aggravation des inégalités. Le «nouveau capitalisme» demande plus de flexibilité, provoque plus de précarité. La «régulation» de ce capitalisme doit confier à l'Etat la responsabilité en dernier ressort d'assurer à chacun une chance de participer au jeu collectif. Sans «droit à l'emploi», cette chance n'existe pas.

La mise en œuvre du «droit au travail» nous paraît aussi économiquement nécessaire. 1) Justice sociale et efficacité économique peuvent aller de pair. Une croissance durable est conditionnée par l'accession de tous aux biens de consommation indispensables, comme l'exemple des emplois-jeunes l'a si bien démontré. 2) Face à la «nouvelle économie», la gauche doit être lucide; oui, il faut encourager la création, l'innovation, ne pas manquer le cycle de croissance favorisé par l'arrivée à maturité d'une génération d'outils technologiques; mais la «nouvelle économie» ne pourvoira pas spontanément un travail pour chacun. Ses besoins - qu'il faudra avec le recul quantifier et relativiser - concernent d'abord des jeunes qualifiés. Tout le monde n'est pas - ou ne restera pas - jeune et hyperqualifié. 3) Alors que le chômage frappe encore 10 % de la population active on voit, ici et là, apparaître des goulets d'étranglement, c'est-à-dire des entreprises ne parvenant pas à recruter le personnel dont elles ont besoin. Plus grave encore: des économistes et des experts évoquent un «taux de chômage structurel» (seuil en deçà duquel nous ne pourrons descendre) entre 6 et 9 % de la population active.

Ce débat en apparence technique cache une réalité simple: beaucoup de nos concitoyens ne sont plus en état de travailler «normalement».

La «tempête» de ces vingt-cinq ans de chômage de longue durée laisse des séquelles graves: perte d'habitude du travail, santé déficiente, troubles psychologiques, etc.

Il en va du travail comme du sport ou de la musique; pour jouer il faut s'entraîner; pour travailler il faut... travailler.

Le «droit à l'emploi» doit donc, pour certains chômeurs, être conçu d'abord comme un sas de réinsertion par l'activité économique.

L'exigence morale rejoint ici le souci d'efficacité; les «contrats d'utilité sociale» permettront de maintenir en permanence en activité des personnes susceptibles d'intégrer le marché du travail «classique» dès que les besoins des entreprises le nécessiteront.

Le «droit au travail» est financièrement possible. Dans l'hypothèse la plus coûteuse la création d'un million et demi d'«emplois d'utilité sociale» représente un coût net annuel de 55 milliards de francs pour les finances publiques, sachant que cette évaluation n'intègre pas tous les effets indirects du retour à l'emploi de ces centaines de milliers de personnes (impact positif sur la croissance, baisse prévisible des dépenses de santé, économies liées à la baisse de l'insécurité, etc.) Ces 55 milliards, nous pouvons les dégager, si nous le voulons.

Enfin le «droit au travail» est politiquement indispensable. Certes, à court terme, la lutte contre l'exclusion n'est pas, sur le terrain électoral, l'outil le plus «rentable». De ce point de vue, mieux vaut, il est vrai, soigner les «inclus», classes «moyennes» ou «supérieures». Mais la gauche aurait tort de se résigner à ce qu'une frange importante de la population reste au bord du chemin de l'emploi, de la consommation, de la citoyenneté et de la démocratie. Ce serait un échec grave pour la vitalité et le renouvellement de nos valeurs républicaines. Elle pourrait le payer d'une explosion sociale (l'histoire de notre pays est riche d'enseignements sur ce qu'il advient lorsque les inégalités deviennent criantes) ou d'un effritement progressif de ses soutiens.

Voilà pourquoi nous, députés de la majorité plurielle, au-delà de nos différences et parfois de nos divergences, demandons au gouvernement de la gauche plurielle la mise en œuvre de ce «droit au travail» que nous considérons comme une impérieuse nécessité.

Nous voulons que le budget de l'année 2001 constitue un premier pas significatif vers la reconnaissance de ce droit. Nous souhaitons que dans les négociations avec nos partenaires notre gouvernement fasse de l'adoption d'un véritable «droit au travail» en Europe l'un des objectifs majeurs de la construction européenne.

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