EDF : une politique
à contre-courant




Tribune signée par Eric Besson, député de la Drôme, et Dominique Strauss-Kahn, député du Val d'Oise, parue dans le quotidien Libération daté du 22 juin 2004



Éric
Besson


Dominique
Strauss-Kahn




Avec le projet de loi en discussion au Parlement, le gouvernement entend modifier radicalement les règles du jeu du secteur électrique en France. Ses contre-feux polémiques et ses concessions de façade n'y changeront rien : les orientations politiques retenues sont dangereuses ; elles doivent être combattues.

Le premier enjeu concerne l'ouverture à la concurrence : le 1er juillet, les professionnels pourront choisir d'autres fournisseurs qu'EDF-GDF. Cette ouverture provoque une intense résistance sociale. Pour se défausser, le gouvernement explique qu'il n'y a plus rien à faire, que c'est une décision européenne, prise par Lionel Jospin lors du sommet de Barcelone, en mars 2002. C'est doublement faux.

Faux, d'abord, parce que la décision d'ouverture a été prise par la droite. Outre que le chef de délégation à Barcelone était Jacques Chirac, la décision de principe date de la première directive de libéralisation du marché de l'électricité en 1996, négociée et adoptée par les gouvernements Balladur et Juppé. Le sommet de Barcelone en 2002 n'était plus qu'une négociation sur le calendrier.

Faux ensuite parce que la décision européenne n'épuise pas les marges de manoeuvre nationales : l'Europe impose certes la concurrence, mais elle ne dit rien sur la réglementation applicable au secteur désormais concurrentiel. Or le gouvernement a choisi la déréglementation alors que le marché de l'électricité a besoin de règles. Il en a besoin pour prendre en compte le long terme. La filière électrique nécessite des investissements lourds, où les retours sur investissement sont lointains. L'exemple californien le démontre, le secteur privé, soumis à des impératifs de rentabilité de court terme, ne les réalise pas spontanément.

Le marché de l'électricité a besoin de règles, également, pour maîtriser les risques industriels de la filière, notamment nucléaires. Ces risques ont un coût qu'il faut internaliser. Le danger est qu'ils ne le soient pas et reposent sur l'Etat : par exemple, les coûts de très long terme de démantèlement des centrales nucléaires et de retraitement des déchets. Avec comme conséquence un partage singulier : la privatisation des profits et la collectivisation des coûts. Ou, pire, que ces risques soient mal internalisés et que les opérateurs, pressés par leurs obligations de compresser les coûts en univers concurrentiel, «rognent» sur les dépenses de sécurité. Avec des perspectives de désastre industriel.

Le marché de l'électricité a besoin de règles, enfin, pour éviter la spéculation sur les prix. Aujourd'hui, les tarifs sont réglementés : le prix de l'électricité en France est l'un des plus bas du monde. Le marché libre fera moins bien, c'est une certitude. Car l'électricité a une spécificité, elle ne se stocke pas : l'offre est donc fixe, alors que la demande est très volatile, avec des pics importants ­ une période de grand froid, un match de football comme France-Angleterre... D'où un marché libre spéculatif, au jour le jour. Pour s'en prémunir, les entreprises devraient s'acheter un instrument de couverture, qui est cher. Un marché réglementé permet à l'inverse un lissage au profit des consommateurs. Au surplus, ce lissage s'est fait, en France, pour soutenir la compétitivité économique : les particuliers paient un prix légèrement supérieur pour permettre d'abaisser le coût de la facture énergétique des entreprises. Dans un marché libre, le prix payé par les entreprises sera beaucoup plus élevé. Certaines entreprises, comme Saint-Gobain, ont déjà menacé de délocaliser leurs usines. Le pire est que cela n'avantagera pas non plus les particuliers : pour permettre à EDF de se constituer une «cagnotte» d'ici à la libéralisation totale en 2007, le gouvernement prévoit une sévère augmentation des tarifs réglementés. Les chiffres qui circulent à Bercy sont une augmentation sur l'année de 6 % pour l'électricité, et de 13 % pour le gaz naturel.

Le deuxième enjeu est le changement de statut des opérateurs publics. Le projet de loi transforme EDF et GDF, aujourd'hui établissements publics, en sociétés anonymes, en prélude à une ouverture du capital. Nicolas Sarkozy fait certes des concessions de façade : prévoir une ouverture maximale de 30 %, repousser d'un an l'opération, y intéresser les salariés... Mais le coeur du projet demeure.

Là encore, le gouvernement se défausse en expliquant que l'ouverture du capital est une conséquence mécanique de la libéralisation européenne. C'est toujours faux. L'Europe, bouc émissaire facile, n'y est pour rien : les directives sur l'électricité n'imposent pas la modification de la nature du capital des entreprises ; le traité de Rome dit même le contraire, que le droit européen ne préjuge pas du régime de la propriété dans les Etats membres (article 295). Le passage à une société anonyme pour EDF et GDF est donc une décision libre du gouvernement.

L'ouverture du capital d'une entreprise publique peut se justifier par une logique industrielle : doter nos entreprises de la masse critique sur le marché mondial. Ce fut le cas avec Aérospatiale, pour créer Eads avec Matra et Dasa ; avec Renault, pour permettre le partenariat avec Nissan ; avec Thomson, pour nouer une alliance avec Microsoft et Direct TV...

Or rien de tel ici. Aucune stratégie de partenariat européen ni aucune évaluation des besoins en fonds propres des opérateurs historiques n'ont été présentées. Pourquoi une ouverture du capital de 30 %, et pas plus ou moins ? Nul ne le sait. L'objectif du gouvernement n'est pas industriel mais financier : renflouer le déficit public de l'Etat. Pour financer ses promesses injustes de baisse d'impôt pour les contribuables les plus riches, le gouvernement fait flèche de tout bois : il a ponctionné tous les Français, il s'attaque désormais aux entreprises, au détriment de l'intérêt industriel d'EDF.

Le dernier enjeu concerne les missions de service public. C'est un point central. Plus que le statut de l'opérateur, ce sont les missions qui définissent le service public : accès universel, tarif unique sur tout le territoire, tarif social, service minimum pour les foyers très pauvres... Sans obligations de service public, la présence d'un opérateur public ne garantit rien : c'est le cas de la poste suédoise, publique, qui a supprimé la moitié de ses bureaux, notamment dans les campagnes, et mis fin à la péréquation tarifaire en augmentant ses tarifs de 70 % en zone rurale par rapport aux zones urbaines. A l'inverse, les obligations de service public sont des garanties solides comme le montre la poste allemande : Deutsche Post conserve une présence territoriale exceptionnelle, en dépit de sa privatisation, car la loi l'impose.

Or le projet de loi n'énonce que des principes vagues et renvoie la définition des missions de service public à un contrat entre l'Etat et les opérateurs, hors d'atteinte de la discussion parlementaire !

Le risque le plus évident concerne le maillage territorial d'EDF et GDF. La rémunération des 60 000 agents (sur 150 000) travaillant en agences locales, notamment en zone rurale, n'est à ce stade pas comprise dans les charges de service public. Or ces agences ne sont pas rentables. Comment pourraient-elles l'être, lorsqu'il s'agit de tirer plusieurs kilomètres de lignes électriques pour équiper une ferme isolée dans une forêt ? Elles ne l'ont jamais été : elles répondent à une logique de service public. Dans le secteur marchand, au nom de la compétitivité, elles ont vocation à disparaître.

Un autre risque concerne la protection des consommateurs. Il est stupéfiant que le projet de loi soit muet sur ce point. L'expérience de la Grande-Bretagne a montré que les plus gros problèmes liés à la concurrence relevés par EnergyWatch étaient liés au démarchage des nouveaux opérateurs : abus de confiance, harcèlement téléphonique... Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ne juge pourtant pas utile de le réglementer.

Libéralisation sans régulation, ouverture du capital sans stratégie industrielle, concurrence sans obligations de service public. Dans le nouveau cadre européen qui s'ouvre, le gouvernement a fait des choix. Ces choix, ce sont ceux de la rigidité idéologique, du court-termisme budgétaire, de l'imprévoyance sociale. Voilà pourquoi le Parti socialiste les juge viciés. Voilà pourquoi il les combat sans faiblir au Parlement.
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