L'Europe fédérale s'impose

Jean-Louis Bianco



Point de vue signé par Jean-Louis Bianco, député PS des Alpes-de-Haute-Provence, Sylvie Goulard, chercheur au Ceri et Alfred Grosser, professeur émérite des universités, paru dans le quotidien Libération daté du mercredi 24 mai 2000


 
Joschka Fischer a lancé « des idées pour conduire l'Union européenne de la confédération à la fédération ». Il incombe aux autorités françaises de répondre de manière positive, sans ambiguïté, aux deux messages lancés à notre pays.

Le premier est que l'élargissement de l'Union européenne appelle un projet européen d'essence fédérale. Une union comptant une trentaine d'Etats membres est d'une autre nature. L'hétérogénéité des pays qui composeront l'Union, leurs différences de développement économique et de maturation politique exigent plus d'audace conceptuelle. Jusqu'à présent, au nom du réalisme, les réformes envisagées dans le cadre de la Conférence intergouvernementale en cours sont pourtant circonscrites à quatre points : la composition de la Commission, l'extension au cas par cas du vote à la majorité qualifiée, le rétablissement du poids des pays les plus peuplés et l'assouplissement des conditions posées par le traité d'Amsterdam pour que quelques Etats membres puissent aller de l'avant selon la procédure des «coopérations renforcées». On comprend que les autorités françaises chargées de la présidence du Conseil cette année aient tenu à fixer des objectifs accessibles. Le ministre allemand des Affaires étrangères, agissant à titre officiel, a d'ailleurs contribué à l'adoption de cet ordre du jour restreint. Mais même si cette conférence permet des progrès réels, l'objectif de donner vraiment plus de souplesse à l'Union élargie et d'accroître son efficacité ne sera pas atteint. L'ouvrage sera donc remis sur le métier dès la fin des procédures de ratification. Les premières adhésions s'en trouveront facilitées mais les opinions publiques seront désorientées.

La présentation de M. Fischer a l'avantage de concilier les horizons de court et de long terme: il propose une évolution progressive, non automatique, entre des coopérations renforcées dans certaines matières qui pourraient être lancées immédiatement et le passage ultérieur à un «centre de gravité», une «fédération intégrée» pour les Etats qui le souhaiteront. En réaffirmant dans le même temps la pérennité des Etats nations, comme en refusant une Europe omnipotente, il montre qu'il n'est pas irréaliste. Dans le débat binaire entre les défenseurs des Etats nations et les partisans du fédéralisme européen, il propose une synthèse équilibrée, volontariste mais clairement respectueuse des identités nationales. En mettant l'accent sur la représentation des Etats et des citoyens, il cherche à éviter l'antagonisme Parlements nationaux/Parlement européen. Enfin, à un débat trop technique, il apporte la part d'idéal qui, en ce moment, fait défaut. Il a pris de la hauteur, c'est sur ce plan que la France doit répondre.

Le second message de Joschka Fischer n'est pas moins important: la refonte du projet européen passe par la poursuite d'une relation privilégiée de l'Allemagne et de la France. A tous ceux qui doutaient de l'intérêt d'une étroite coopération franco-allemande une fois la réconciliation achevée, le ministre allemand offre «un nouvelle frontière». L'action de la génération précédente reposait sur le rejet commun de l'antagonisme passé. Pour les plus jeunes, il est temps de fonder un projet d'avenir, la réussite de l'élargissement et de l'approfondissement conçus comme notre responsabilité conjointe. Là encore, l'initiative de Joschka Fischer a le mérite de dissiper quelques illusions : en France où, ces dernières années, on reprochait à l'Allemagne d'avoir abandonné la perspective des «Etats-Unis d'Europe»; en Allemagne où, dans le même temps, on interprétait le désir français - que l'approfondissement précède l'élargissement - comme une manœuvre dilatoire. Désormais, les conditions sont réunies pour une coopération franco-allemande plus lucide.

Si nous ne relevions pas ce défi avec l'Allemagne, par la poursuite des méthodes de coopération intégrée, nous ferions apparaître au moins implicitement que les cinquante ans écoulés sont une parenthèse de notre histoire. Le refus du jeu des alliances et des équilibres, le choix de la «solidarité de fait» doivent être irréversibles. Face à la désintégration de la RDA, la France et la RFA ont maintenu le cap européen en lançant la monnaie unique. Face à l'unification de l'Europe, la France et l'Allemagne unies ne peuvent pas répondre séparément. Or le risque existe, faute de réforme de grande ampleur, que l'Union glisse vers un espace économique où les décisions politiques sont, au mieux, concertées. Français et Allemands ne doivent pas renier la sagesse qui a conduit à doter l'Union d'institutions supranationales grâce auxquelles le droit prévaut sur la force. Ils auraient tort, sous couvert de pragmatisme, de laisser le destin de l'Europe à la merci des affinités intergouvernementales que le temps fait et défait.

La vertu du discours de M. Fischer par rapport à l'offre précédente cosignée par Wolfgang Schaüble et Karl Lamers de la CDU en 1994, offre à laquelle la France n'a pas vraiment répondu, est de n'exclure personne a priori. M. Fischer place ses partenaires européens devant un choix politique qui peut être difficile mais l'intégration politique ou ce qu'il appelle, «faute d'avoir trouvé un autre mot», « fédération » est peut-être le... pire système à l'exception de tous les autres. Dans le même esprit, l'adoption d'une Constitution permet de déterminer qui fait quoi. Si l'on accepte de raisonner sans tabou, n'est-ce pas en effet le meilleur moyen de garantir l'efficacité des institutions et de conférer à l'ensemble la légitimité démocratique à laquelle les citoyens européens aspirent ? Cette approche conduira peut-être certains Etats membres ou candidats à rester en marge de l'avant-garde. En revanche, M. Fischer a raison de rappeler que ceux qui refusent d'aller de l'avant ne doivent plus avoir la possibilité de bloquer les autres.

A la France de montrer qu'en matière européenne, elle n'est pas devenue à force de prôner le réalisme, une «pratiquante non croyante».

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