Aux chanteurs désenchantés



Point de vue signé par Patrick Bloche, député de Paris, paru dans le quotidien Libération daté du 29 décembre 2005


 
Cher Bénabar et cher Vincent Delerm, à lire Libé, vous m'en voulez comme à tous les autres députés qui ont souhaité la semaine dernière inscrire l'échange de fichiers musicaux dans le code de la propriété intellectuelle.

J'achète tous vos CD dès qu'ils sortent, je ne pratique pas le peer-to-peer pour télécharger vos chansons, je préfère partager et garder dans ma propre mémoire des moments uniques comme écouter Quatrième de couverture par une soirée fraîche dans le parc attenant à la cathédrale de Rouen. Avoir envie d'être compris et de convaincre ceux qu'on admire est un sentiment naturel. La difficulté réside ensuite dans l'exigence imposée à soi-même pour y parvenir. C'est l'exercice auquel je me livre aujourd'hui en vous envoyant cette adresse.

Pour être juste, ne faudrait-il pas que vous en vouliez d'abord à l'actuel gouvernement qui a fait le choix funeste de nous convoquer dans l'hémicycle juste avant Noël pour légiférer dans l'urgence et surtout dans l'improvisation la plus totale. C'est d'abord cet amateurisme ministériel qu'il faut pointer : un projet de loi qui dormait à l'Assemblée nationale depuis plus de deux ans, la France sanctionnée à deux reprises par la Commission européenne pour retard de transposition, un rapport de la Commission des lois vieux de six mois, des amendements gouvernementaux arrivant en pleine discussion générale, comme celui, aux relents de guerre froide, sur la riposte graduée à l'égard des internautes...

C'est la raison pour laquelle les socialistes avaient exprimé leur refus d'examiner le texte dans ces conditions. Dommage qu'ils n'aient pas été entendus. Après ce faux départ et une fois mis devant le fait accompli, nous nous sommes opposés avec résolution à un projet de loi liberticide allant bien au-delà de la seule transposition de la directive européenne et mobilisant contre lui les enseignants, les chercheurs, les universitaires, les bibliothécaires, les archivistes, les promoteurs du logiciel libre, les associations de consommateurs et bien d'autres encore.

J'ai d'ailleurs souvenir qu'au moins l'un d'entre vous a, il n'y a pas si longtemps, exprimé en signant une pétition son refus du tout-répressif sur la Toile, pour ne pas faire de plus de 8 millions de nos concitoyens des délinquants potentiels.

Tout aussi grave à nos yeux, le fait que ce projet de loi ait été écrit pour servir de puissants intérêts, d'abord ceux des majors du disque incapables de promouvoir un nouveau modèle économique au service de la diversité musicale, mais aussi ceux de Microsoft et d'Apple en voulant tuer l'interopérabilité. Normal, de fait, que la présidente du Medef, oubliant le sort que son organisation réserve aux intermittents au sein de l'Unedic, se dise soudainement «aux côtés des artistes» contre les députés...

Dans ce contexte où les lobbies sont puissants et le climat historiquement passionnel quand il s'agit de propriété littéraire et artistique, les députés, dépassant les clivages politiques habituels, ont cherché la voie de l'intérêt général : celui qui concilie la liberté et la responsabilité pour reprendre la formule de Jean-Marc Ayrault, l'accès de tous à la connaissance, au savoir et à la culture, et la volonté de rémunérer les auteurs et les artistes.

Nous savons bien que, pas plus que les autres, vous ne vivez d'amour et d'eau fraîche, même si depuis juin 2003 nombre de professionnels exclus des annexes 8 et 10 de l'assurance chômage ont dû renouer avec une vie de bohème qu'on appelle aujourd'hui plus prosaïquement la précarité.

A cet égard, rétablissons la vérité. Et pas besoin pour cela de réquisitionner le boulanger du coin ou, plus étrange encore, d'évoquer la pénalisation de la consommation de cannabis. Poursuites judiciaires à l'encontre du public, insécurité juridique pour des millions de personnes, absence de rémunération pour œuvres téléchargées et échangées : cette situation ne pouvait durer.

Aux antipodes d'une logique de gratuité que nous rejetons, fidèles à Beaumarchais et à la gestion collective, nous n'avons tout simplement pas voulu retarder la périodique adaptation du droit d'auteur aux évolutions technologiques.

Car c'est en contrepartie de l'identification d'un téléchargement sur Internet pour un usage limité et non commercial à une exception pour copie privée que, sans équivoque possible, nous avons pu inscrire dans la loi le principe même de votre légitime rémunération. Cette sécurité juridique qui respecte les dispositions de la directive européenne qu'il nous revient de transposer et qui répond à une demande de nature jurisprudentielle vaut tout autant pour les artistes que pour les internautes.

Comment, en effet, interdire sans sanctionner ? Ne vaut-il pas mieux autoriser pour rémunérer ? Quant au montant de cette rémunération, que la loi n'a pas pour responsabilité de fixer, quant à son mode de perception et sa répartition nécessairement équitable, le débat est devant nous. Il l'est d'autant plus que l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale a été fort heureusement interrompu.

Le modèle de la licence légale marche bien, depuis déjà un certain temps, pour la radio. Est-il adaptable à Internet pour la musique ­ le cinéma en étant naturellement exclu par les socialistes en raison de la chronologie des médias ­ sous la forme d'un forfait perçu en supplément de l'abonnement auprès du fournisseur d'accès, et optionnel pour ne pas oublier les internautes qui ne téléchargent pas ? Existe-t-il d'autres modèles ? Un régime transitoire pourrait accompagner l'industrie de la musique dans sa transition numérique. Ne faut-il pas, de fait, envisager de légiférer prudemment pour une période provisoire de trois ans ? Toutes ces questions sont posées. Elles méritent réponse. Encore faut-il une concertation préalable et constructive, rassemblant et non pas divisant tous les acteurs concernés. Cette concertation, le ministre de la Culture n'a pas su ou pas voulu la conduire avant le débat parlementaire. C'est sans doute là sa principale faute.

Louis Bertignac, lors d'une émission de radio à laquelle je viens de participer, a fait ce constat prometteur : « Ça a speedé et, au moins, maintenant, il y a le débat. » Le débat, les députés socialistes, qui sont du côté des artistes et qui sont viscéralement attachés au droit d'auteur, n'attendent que cela, depuis novembre 2004 , date à laquelle ils ont demandé au président de l'Assemblée nationale la création d'une mission d'information parlementaire qu'ils n'ont pas encore obtenue.

Alors, allons-y, et vite !

Votre dernier album, cher Bénabar, ne s'appelle-t-il pas Reprise des négociations... A bientôt. Cordialement.
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