Oui, abolitionnistes !

par Danielle Bousquet, députée des Côtes d'Armor, Christophe Caresche, député de Paris et Martine Lignières-Cassou, députéedes Pyrénées-Atlantiques.

Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 16 janvier 2003



Danielle
Bousquet



Christophe
Caresche



Martine
Lignières-Cassou




Dans une tribune publiée par Le Monde le 9 janvier, un collectif de personnalités stigmatise en bloc l'ensemble des initiatives politiques en matière de prostitution, renvoyant dos à dos la gauche et la droite dure de Nicolas Sarkozy dans le camp des tenanciers d'un " ordre moral ".

Nous, élus socialistes, parce que nous portons un projet politique de lutte contre le proxénétisme et d'émancipation individuelle et collective, avons choisi de répondre.

La réflexion qui s'impose aujourd'hui au politique en matière de prostitution est la conséquence directe de l'augmentation massive depuis les quinze dernières années de la traite d'êtres humains à des fins de prostitution.

Le système prostitutionnel constitue de nos jours une source de profit et d'enrichissement des réseaux mafieux (Interpol considère que le profit moyen d'un proxénète en Europe est de 110 000 euros par personne prostituée et par an), qui favorise et accompagne d'autres trafics notamment d'armes ou de drogues. Il était essentiel de commencer par rappeler ces faits.

L'action politique proposée par la gauche n'est pas dirigée contre quelques femmes qui pourraient choisir d'avoir des rapports monnayés. On ne légifère pas pour des pratiques individuelles isolées, mais pour un phénomène collectif et massif. Selon le dernier rapport de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains, sur environ 15 000 personnes prostituées en France, 70 % sont étrangères.

En faisant de la prostitution un art de vivre, un choix professionnel, les auteurs de " Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer " semblent gravement méconnaître la réalité concrète et le quotidien de la prostitution, synonymes de violences, toxicomanie, sida...

Loin de porter un féminisme sectaire, nous sommes au contraire pleinement engagés dans un combat pour la liberté. La liberté de disposer de son corps est une valeur fondamentale que nous ne voulons pas remettre en cause : l'acte de se prostituer n'est pas illégal et ne doit pas l'être, parce qu'il ne nuit pas à autrui - et surtout pas parce qu'il serait la manifestation d'une quelconque liberté. En cela, nous récusons totalement la logique répressive à l'encontre des personnes prostituées portée par le projet de loi sur la sécurité intérieure.

Par contre, nous refusons d'assimiler l'acte individuel de prostitution avec une quelconque revendication de " liberté du commerce du sexe ", qui revient en réalité à légaliser l'activité des proxénètes et à en faire d'honnêtes entrepreneurs.

Les auteurs plaident pour la mise en place d'un métier prostitutionnel décliné sous la forme de " contrat ". Car selon eux, " instituer un espace de prostitution libre permettrait de mieux combattre les véritables réseaux d'esclavage sexuel ".

Une personne ne saurait être contrainte à se prostituer tous les jours parce qu'elle aurait pris un engagement. Pourrait-on concevoir un contrat qui réglemente le rythme des " passes " qu'un " patron " pourrait fixer aux " travailleuses du sexe " ?

L'idée même de contrat n'a pas sa place dans le cadre du système prostitutionnel qui s'appuie pour fonctionner, entre autres, sur la violence physique et mentale, et sur la contrainte économique.

Les maisons closes que les auteurs appellent (pudiquement ?) " espaces de liberté " existent déjà dans d'autres pays d'Europe, et le bilan qui en est tiré par les autorités est qu'elles n'ont en aucun cas abouti à l'avènement d'une prostitution libre : les tenanciers d'hôtels de prostitution passent directement contrat avec des proxénètes, et l'existence de ces établissements a entraîné une croissance exponentielle du trafic de femmes étrangères. D'ailleurs les groupes de pression des proxénètes n'attendent que la réouverture des maisons closes.

Il nous apparaît que l'invocation de l'existence immanente de la prostitution, " plus vieux métier du monde ", est en soi d'une hypocrisie rare : la volonté que revendiquent Marcela Iacub, Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet et leurs cosignataires d'instituer un " métier de la prostitution " est elle aussi vieille comme le monde, elle n'empêche en rien le mépris, l'insulte, la marginalisation sociale des " putes ".

Nous sommes d'accord sur le fait qu'une société n'a pas à régir le comportement des individus ; elle a le devoir, cependant, d'affirmer un certain nombre de valeurs collectives, dont font partie selon nous le refus d'organiser et de promouvoir la marchandisation des êtres humains et le respect du droit à ne pas se prostituer, quelles que soient les pressions physiques ou économiques.

Enfin, les auteurs affirment eux-mêmes en introduction de leurs propos la nécessité de lutter contre les réseaux mafieux. Or, comment peut-on envisager de combattre l'exploitation en niant l'existence et l'action du troisième acteur : le client ?

Notre démarche est de poser la sanction symbolique du client comme un moyen de penser l'éducation de la société dans son ensemble.

Il ne s'agit pas de stigmatiser des hommes mais d'éduquer des citoyens à un rapport entre les hommes et les femmes fondé sur l'égalité et le respect de l'autre, et de sortir d'une vision archaïque de la sexualité masculine. De plus, l'adoption de la loi du 4 mars 2002 qui sanctionne le client d'un mineur a mis fin au sentiment d'impunité du client ; elle est l'embryon d'une réflexion à mener sur la responsabilité du client dans le développement de la traite.

Le débat qui existe actuellement fait apparaître qu'au-delà des considérations pragmatiques, il s'agit de savoir dans quelle société on veut vivre, comment on conçoit l'émancipation des êtres humains et la liberté des individus, et quelle place on donne au respect de soi et de l'autre dans la hiérarchie des valeurs.

En ce sens, nous sommes clairement et définitivement pour l'abolition du système prostitutionnel.

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