Au-delà de la social-démocratie

Michel Charzat

Point de vue de Michel Charzat paru dans le quotidien Le Monde daté du 16 janvier 1993


 
Le reflux de l'idéologie libérale ne promet pas le retour à l'âge d'or de la social-démocratie. On ne construira pas une réponse progressiste aux défis qui viennent avec un logiciel qui s'est déréglé dès les années 70.

La grandeur du socialisme démocratique a été, partout où il ne fut pas écrasé, d'assurer la promotion sociale et matérielle du prolétariat. En Europe occidentale, il a, au terme d'un combat séculaire, transformé le visage du capitalisme. Les pays ouest-européens ont donné consistance à un modèle de société distinct de celui des Etats-Unis et du Japon. Ce modèle repose sur l'extension à toute la population d'un haut niveau de protection sociale ; il est fondé sur les valeurs de solidarité et de liberté et appelle le dialogue des principaux acteurs.

Seule l'Europe du Nord a vu s'implanter des structures et une culture de type social-démocrate, fruit d'une organisation puissante et unitaire du monde du travail. Ailleurs, notamment en France, furent mises en oeuvre des politiques progressistes, sans les instruments de la social-démocratie.

Nous savons, maintenant, que nous vivons une nouvelle " grande transformation " du monde. Les bases du compromis " social-démocrate " sont ébranlées. On a pu le constater aussi bien en Grande-Bretagne, en Scandinavie qu'en Italie. Bases économiques : la croissance forte et quasi régulière des trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale est révolue. Bases sociales : la révolution de l'intelligence et la robotisation déclassent des secteurs entiers de l'appareil productif et provoquent une profonde recomposition des métiers et du salariat. Bases politiques : les régulations d'inspiration social-démocrate sont placées sous l'égide de l'Etat ; or, la mondialisation ne permet plus d'identifier une seule territorialité juridique, économique et technologique, tendance qui réduit les marges des accords négociés dans le cadre national.

Une société du temps libéré

La France est restée en deçà de la social-démocratie, situation qui a lourdement handicapé la gauche. Celle-ci, dès 1981, a dû pallier les déficiences du mouvement social en conduisant " d'en haut " les réformes. Car la France n'est pas une terre d'élection de la social-démocratie. Les conflits modernes ont d'abord porté sur les valeurs, sur la nature du régime, sur les fins du bon gouvernement. L'hégémonie républicaine a fait prévaloir une mystique de la volonté générale, puis de l'intérêt général, dont l'Etat se proposait d'être le garant. La contre-culture communiste a longtemps tenu des fractions importantes des couches populaires en marge des mécanismes contractuels. L'individualisme des acteurs, les divisions des forces politiques et syndicales ont fait le reste : les compromis qui ont caractérisé les différentes phases de l'histoire récente de notre pays - compromis moderniste des années 50, compromis néocapitaliste des années 60, compromis de l'économie mixte des années 80 - ont été placés résolument sous l'égide de l'Etat.

Prépondérance du rôle de l'Etat, faiblesse des acteurs sociaux (salariés comme entrepreneurs), survalorisation des conflits idéologiques : ces particularités ont déterminé une " spécificité " française en Europe, en marge des formes de cogestion ou de gestion social-démocrate des conflits portant sur la répartition des richesses. Cette " arriération " française peut être une opportunité : puisque le modèle de la social-démocratie rencontre de sérieuses difficultés, là où il s'est enraciné, ne convient-il pas de nous situer déjà au-delà de la social-démocratie ?

Le socialisme, au dix-neuvième siècle, se présentait comme une civilisation du travail. Le socialisme de demain proposera l'utopie positive d'une société du temps libéré. La société actuelle ne parvient pas à distribuer de façon équilibrée le travail, le temps disponible et les richesses produites. Le projet progressiste ne peut faire l'impasse sur une réflexion radicale à propos de l'organisation sociale du temps individuel et collectif. La maîtrise du temps permet de concevoir un nouvel art de vivre, fondé sur le partage du travail et la redistribution des rôles dans une société de pleine activité. D'où l'importance de la culture, de l'école, des médias, de la délibération.

Les premiers socialistes du dix-neuvième siècle s'étaient proposé de réintégrer les prolétaires dans la société de leur époque. En cette fin de siècle, le socialisme moderne doit faire face à la nouvelle question sociale, celle de l'exclusion. Il faut revenir à cette aspiration première du socialisme, qui est la reconstitution des communautés de base, permettant aux individus de trouver une place dans la cité. L'apparition de nouveaux acteurs collectifs, l'essor, par exemple, d'un " syndicalisme de la ville ", combinant proximité et affinités, peut sembler utopique. Cela ne l'est sans doute pas davantage que ne le furent les aspirations du mouvement ouvrier à l'association et à l'entraide.

Le socialisme, au dix-neuvième siècle, se proclamait internationaliste, mais fut incapable d'affronter la question nationale. Le socialisme de demain répondra à une situation dans laquelle tous les hommes savent qu'ils sont désormais responsables les uns des autres. Une gestion saine et prévoyante des ressources naturelles, la sauvegarde de l'environnement et des équilibres écologiques appellent à une réglementation publique mondiale. Nouvel art de vivre, nouveaux acteurs collectifs, nouvelle dimension écologique de l'action : tels sont les horizons du socialisme de demain.

© Copyright Le Monde


Page précédente Haut de page



PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]