Notre part de vérité

Michel Charzat

Point de vue de Michel Charzat paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 avril 1991


 
L'aggiornamento du socialisme français est, désormais, en marche. Ni programme électoral ni manifeste prophétique, le " Projet pour la France de l'an 2000 " se présente comme une " chose à construire ". Il s'inspirera de la consultation, en cours, des représentants de la pensée contemporaine en France et dans le monde. Il s'enrichira des enseignements tirés au cours de milliers de rencontres avec les Français. L'ambition est d'ouvrir l'éventail des possibles, de jeter les bases d'une gauche moderne qui, comme le voulait Pierre Mendès France, devra proposer " une méthode et une morale " pour l'action politique.

A mi-parcours de la construction du futur projet, une indication majeure apparaît en toute lumière : pour gagner en 1993, pour inscrire le second septennat de François Mitterrand dans sa pleine dimension historique, la majorité présidentielle ne saurait se satisfaire des défaillances de l'opposition. Pour mobiliser et entraîner, les socialistes devront, d'abord, se rassembler sur des idées, être porteurs d'une stratégie de l'audace tranquille, en proposant, à la fois, de grandes ambitions collectives et des réformes pratiques.

Les matériaux de réflexion déjà rassemblés permettent également de mieux distinguer les nouveaux défis qui émergent à l'horizon de l'an 2000. Retenons, pour le moment, cinq lignes de fracture :
     L'Etat, garant des valeurs collectives et incarnation de l'intérêt général, a perdu une part de sa légitimité ; son affaiblissement moral crée un déficit civique ;

     La société française aspire à se reconnaître dans un avenir commun ; ses acteurs ont soif de reconnaissance individuelle et collective ;

     La France des années 90 voit s'accroître la rupture entre ceux qui ont une place dans la société et les autres, exclus, marginalisés, privés des moyens de se faire entendre, sinon de façon sporadique, parfois violente ;

     L'union politique des Douze se réalisera à l'intérieur d'une architecture européenne élargie ; la destinée et les modalités de la construction européenne devraient en être profondément affectées ;

     Une nouvelle régulation internationale devient de plus en plus nécessaire devant les instabilités à venir.
Ces défis sont encore mal identifiés par la société française : le projet devra formuler clairement les choix possibles. Nos concitoyens sont, en effet, à la recherche d'un nouveau pacte civique. Aujourd'hui, notre pays se complaît trop volontiers dans le rôle du malade imaginaire de l'Europe, alors que beaucoup, à l'étranger, envient sa capacité à réagir.

L'ère de la complexité

Investissements extérieurs, présence dans les industries du futur, puissance du secteur des services, des infrastructures : l'économie, encore fragile, a démontré une surprenante vigueur. Récemment, notre communauté nationale a su démentir, à l'occasion de la guerre du Golfe, les Cassandre qui annonçaient la fin du système républicain de l'intégration.

Dix ans après avoir réussi à conjurer la malédiction de l'exercice du pouvoir, les socialistes sont invités à redéfinir leurs grilles d'analyses et leur système d'action. Peut-être saisiront-ils cette occasion pour tracer un nouvel horizon pour la France. Et le socialisme ?

La refondation du projet de la gauche pose, d'abord, une question de méthode. Depuis deux décennies, nous vivons une grande transformation du monde qui nous fait basculer dans l'ère de la complexité. Au lendemain du naufrage des utopies révolutionnaires, la pensée progressiste doit admettre que certaines questions n'ont pas de réponses évidentes ou définitives. Dès lors, la démocratie, comme vecteur de l'espérance socialiste, ne peut s'instituer que par l'acceptation d'une interrogation active et sans fin sur les formes de l'égalité et les normes de la justice. Aussi le Projet socialiste devrait-il faire de la délibération politique, de la citoyenneté, l'idée-force d'une méthode démocratique éclairée par l'éthique de la responsabilité et la recherche de la vérité.

L'aggiornamento du socialisme français permettra peut-être d'affirmer une conception audacieuse et réaliste de la réforme : audacieuse, parce qu'elle dessinerait les quelques grandes lignes d'horizon sur lesquelles se reconnaîtraient nos concitoyens ; réaliste, parce qu'elle traduirait, par des mesures simples et efficaces, une capacité à mieux répondre aux problèmes de la vie quotidienne. Revenons aux sources d'un réformisme conséquent, pour lequel le chemin et le but ne font qu'un. Les premiers socialistes, au dix-neuvième siècle, se proposaient de réintégrer les prolétaires dans la société de leur temps. En cette fin de siècle, les socialistes doivent poser, en des termes fondamentaux, la nouvelle question sociale.

La démocratie est en grande partie à reconstruire par le bas. Il s'agit de créer, à nouveau, des liens sociaux, de fabriquer une trame humaine complexe et organisée pour structurer la vie collective. L'exclusion, c'est, aujourd'hui, le ghetto, la ségrégation spatiale, économique et culturelle. La réintégration des nouveaux prolétaires, par la logique de l'égalité citoyenne et la démocratie locale, représente le nouveau défi constitutif du socialisme contemporain.

Une refondation politique

L'autorité de la loi républicaine et l'efficacité des grands services publics - police, justice, école, santé  sont au cœur de la lutte contre l'exclusion moderne. De même, le développement de nouvelles formes de participation politique sont à imaginer. L'essor d'un " syndicalisme " de la ville, combinant proximité et affinités, peut sembler utopique ; pas davantage, sans doute, que ne le furent, au dix-neuvième siècle, les aspirations du mouvement ouvrier à l'association et à l'entraide.

Entre les dogmes fracassés ou rouillés par le temps et les contraintes érigées en justification des prudences du moment, la voie du socialisme moderne peut sembler étroite. Un chemin existe, pourtant, si l'on se convainc que le " secret " de la politique ne réside pas dans une culture figée ou dans un projet intangible, mais bien dans la communication que les citoyens entretiennent entre eux par le dialogue, le partage du savoir et de l'information, la sanction démocratique. D'où l'importance de la culture, de l'école et des médias dans la réflexion du Projet socialiste. C'est dans un espace public de délibération, dans une société repolitisée, que les défis pourront être relevés, la démocratie, revivifiée, et la République, conquérante.

La logique de la construction du Projet favorisera la constitution de majorités d'idées, n'épousant pas toujours la configuration baroque des courants officiels du PS. Serait-ce trop demander aux chefs de file du socialisme de participer, sans arrière-pensée, à cette refondation politique ? Pourquoi ne profiteraient-ils pas de l'espace de délibération qu'ouvre l'élaboration de ce projet pour faire valoir leur part de vérité ? Ainsi, le débat sur le texte et sur les options en présence pourrait faire apparaître l'unité fondamentale des socialisteset favoriser la clarification qu'exigent certaines questions.

Au Parti socialiste d'apporter la démonstration qu'il peut surmonter le choc des ambitions, le poids des routines, pour se rassembler sur une identité retrouvée. Pour saisir cette chance, il faudrait, sans doute, bousculer le délicat équilibre des espérances et accélérer le mouvement. Ce peut être le pari de la réussite.

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