Lointain 21 avril...

La droite a choisi de réduire cette campagne à une problématique unique : la cohabitation. Dès lors, à quoi bon réfléchir, proposer, échanger.

Point de vue de Bertrand Delanoë, maire de Paris, paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 5 juin 2002

 

Souvenons-nous, le 21 avril, à 20 heures : le candidat de l'extrême droite est présent au second tour de l'élection présidentielle. Emotion, incrédulité, puis sursaut qu'illustre la présence de centaines de milliers de manifestants - jeunes surtout - à travers la France. Se développent alors les analyses sur ce " coup de tonnerre " inattendu. Une France angoissée, une société dont plusieurs composantes éprouvent un sentiment d'abandon ; le besoin d'un projet qui rassemble et offre à chacun la possibilité de peser sur les décisions. Le 5 mai, la République l'emporte, l'essentiel est sauf. Les élections législatives pointent déjà à l'horizon : elles offriront aux électeurs ce grand débat dont ils ont été privés, l'expression de ce choix pour les cinq années à venir. La démocratie retrouvera sa force, sa cohérence, sa capacité d'entraînement.

Nous y sommes. Et alors ? Alors, ce n'est pas vraiment ça. Car, pour débattre, il faut être deux.

A gauche, chacun a tenté de tirer les conséquences du message adressé par les citoyens. Sur l'avenir des services publics, par exemple, faudrait-il se soumettre à une stricte logique de rentabilité censée justifier leur démantèlement ? L'enjeu, au contraire, est d'assumer ce chantier plus moderne que jamais, pour le maintien des missions de service public sur l'ensemble du territoire. Des pistes concrètes existent : une directive-cadre à l'échelon européen afin d'éviter une dérégulation aussi mécanique que contestable, la déconcentration des responsabilités à travers des contrats territoriaux ou une meilleure gestion prévisionnelle des effectifs.
Autre urgence : le devenir de ces " cités " dont il a tant été question pendant la campagne présidentielle. L'Etat se donnera-t-il les moyens d'éradiquer ces " ghettos " où se concentrent les maux de notre époque : chômage, délinquance, trafics divers, tournantes... ?

La démolition annuelle de 30 000 logements indignes constitue-t-elle un objectif irréalisable ? Dans cette optique, la mise en place d'une politique partenariale sans précédent avec les acteurs concernés (collectivités locales, bailleurs sociaux, associations) ne traduirait-elle pas une volonté politique à la hauteur de l'enjeu ? De cela aussi il faudrait débattre.
Seulement voilà, la droite a choisi de réduire cette campagne à une problématique unique : la cohabitation. Dès lors, à quoi bon réfléchir, proposer, échanger ? Puisque voter à gauche, ce serait courir le risque de la cohabitation, il est formellement interdit de voter à gauche. Seule l'UMP détient les clés de l'avenir, de la vérité et de l'harmonie : ses recettes demeurent largement masquées à ce jour mais, d'ici à 2007, nul doute qu'elle les aura dévoilées.

Autant dire que ce scénario ne me convient pas du tout. D'abord, quelle que soit l'issue du scrutin à venir, il n'y aura pas " cohabitation ". Car, différence fondamentale avec les trois précédentes cohabitations, quelle que soit la majorité élue - progressiste ou conservatrice -, elle aura contribué à l'élection du président de la République. Ainsi, il n'y aura pas contradiction entre la mission de cette nouvelle majorité et celle d'un chef de l'Etat mandaté par 82 % des électeurs pour défendre les principes républicains.

Cela posé, revenons sur le message des 21 avril et 5 mai. Exigence sociale, lien démocratique, attachement à des valeurs : les Français ont placé la barre très haut.

Examinons les " réponses " de l'UMP. Exigence sociale ? Entre le refus d'une hausse de la prime pour l'emploi, l'augmentation programmée des cotisations maladie, une baisse fiscale qui concerne essentiellement les hauts revenus, et un silence pesant sur le financement de promesses contradictoires (davantage de moyens pour la police, la justice, la santé, des impôts allégés, mais des déficits publics maîtrisés), le gouvernement risque surtout de creuser les fossés déjà perceptibles au sein de la société française.

En clair, "la France d'en bas" pourrait prochainement tomber de haut.

Le lien démocratique ? Retour annoncé des instructions du garde des sceaux dans les affaires individuelles (M. Toubon devrait animer une session de formation...), maintien des archaïsmes du Sénat, refus du droit de vote des étrangers aux élections locales. A cela s'ajoute la réforme déjà " oubliée " du statut pénal du chef de l'Etat, qui pourrait bien être à 2002 ce que la " fracture sociale " fut à 1995 : un concept électoral. Restent les " valeurs ". Sans revenir sur les propos de M. Lepeltier, hostile au retrait républicain des candidats de droite en cas de triangulaire avec le Front national, comment ne pas être ébahi par l'extraordinaire capacité de l'UMP à " recycler " des personnalités hier jugées infréquentables ? Après le maire de Nice, rallié au RPR bien qu'affirmant rester fidèle à ses idées d'hier, on accueille sans état d'âme les Millon, Blanc, Soisson et autres - praticiens d'un rapprochement opérationnel avec le FN à l'échelon régional -, alors que les centristes sont menacés d'élimination. A Paris, aussi, l'UMP réintègre. M. Tiberi devient le nouveau symbole de l'union de la droite, adoubé par M. Balladur et par M. Goasguen, qui célèbrent ces retrouvailles enthousiastes autour de l'ancien " système ". Dans ce rapprochement assumé, comment ne pas discerner une sorte d'amnistie ? Oubliés le clientélisme ou l'attribution opaque de logements et de places en crèche. Et nul doute que, le moment venu, cette amnistie pourrait en cacher une autre, nationale celle-ci.

Il serait donc inquiétant de confier tous les pouvoirs à cette droite déjà arrogante, en dépit des efforts - et des effets - de communication de son premier ministre.

Sa victoire lui donnerait la majorité à l'Assemblée nationale, au Sénat, dans les régions, dans les départements ainsi que dans les villes de plus de 100 000 habitants. Perspective d'autant plus préoccupante que l'actuelle équipe gouvernementale se livre depuis un mois à une démonstration involontaire mêlant improvisation, contradictions et artifices. Des atermoiements sur les 35 heures à l'hôpital à l'aveu sur l'augmentation des cotisations, la méthode suivie n'illustre pas vraiment cette " bonne gouvernance " tellement en vogue.

A moins de s'habituer aux gueules de bois postélectorales, la gauche ne doit donc pas se laisser anesthésier par des considérations qui visent à détourner ce rendez-vous démocratique de son véritable objet. Nul complexe identitaire, nulle frilosité : que chacun vote en se souvenant que notre démocratie a trébuché une fois et qu'il serait sage de la remettre en équilibre. La gauche est et sera toujours utile à la vie de la cité, notamment quand il s'agit de s'opposer à la menace intacte de l'extrémisme.
C'est aussi l'enseignement majeur d'un scrutin récent : celui du 21 avril.


Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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