Ensemble ou pas du tout

Bertrand Delanoë


Point de vue signé par Bertrand Delanoë, maire de Paris, paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du 28 juin 2007


 
Le 17 juin au soir, la gauche était presque soulagée. Une douche froide, il est vrai, est un moindre mal quand on s'était préparé à l'arrivée du tsunami. Pourtant, c'est un fait : la gauche a perdu. Depuis les débuts de la Ve République, elle n'a d'ailleurs gagné que trois élections nationales : 1981, 1988 et 1997. A l'aune de ce constat, si révélateur finalement, de nos difficultés à rassembler une majorité de Français, nous devons assumer une analyse lucide, identifier les faiblesses, mais aussi les points forts de notre passé et de notre pratique du pouvoir, afin d'en tirer des enseignements exigeants pour écrire la suite. Ces trois victoires furent, à chaque fois, le fruit d'une alchimie entre une situation politique bien appréhendée, une offre crédible et un leader dont l'ambition légitime avait nourri une dynamique collective dépassant sa propre personne. Pour construire, commençons donc par distinguer entre la source et les conséquences. La source , c'est le projet qu'il nous faut impérativement réinventer. Quant au leadership, il devra être la conséquence d'une ligne politique aujourd'hui introuvable.

S'inscrire dans le monde réel

En vérité, le contexte nouveau-né de l'expansion du capitalisme mondialisé, mais aussi du délitement des solidarités et de l'effondrement des idéologies, nous a laissés sur place. Et nos défaites de 2007 confirment l'inaboutissement de cette recherche intellectuelle. Présidentielle et législatives livrent un double enseignement : d'abord, Nicolas Sarkozy a su réarmer la droite sur le plan de sa doctrine. Pendant toute cette période, il a développé un corpus de propositions reposant sur l'idée simple selon laquelle, dans une société inégalitaire, chacun peut néanmoins tirer son épingle du jeu à condition de le vouloir. Ses thématiques, « se lever tôt le matin » ou « travailler plus pour gagner plus » , sont révélatrices. Dans le même temps, liant la question nationale à celle de l'immigration, il répondait, via un raccourci parfaitement contestable, à une interrogation légitime sur notre propre identité. Son succès repose sur la synthèse réussie entre les trois courants historiques de la droite française : le courant libéral d'essence orléaniste, le courant autoritaire de souche bonapartiste et le courant réactionnaire, conservateur et populiste.

Face à cela, notre approche s'est révélée floue : un mélange d'intuitions pertinentes, de novation utile, de pistes intéressantes, mais aussi d'improvisation et de concepts sans prolongement opérationnel. Par exemple, reconnaissons que nos positions n'ont pas été claires sur des questions aussi essentielles que le nucléaire, le financement des retraites ou encore l'avenir de nos services publics. Nous en sommes là. Conviés - et contraints - à ce formidable travail d'élaboration d'une doctrine moderne, qui doit sans doute reposer sur deux postulats : d'une part s'inscrire dans le monde réel, d'autre part assumer des choix et des priorités.

Constatons d'abord que, dans le monde réel, l'idée même de progrès est en régression. Le progrès ne semble plus associé à un projet collectif. Il se fait sous le joug de la concurrence : innover, s'adapter... ou disparaître. Promouvoir le progrès scientifique comme vecteur du progrès humain, c'est-à-dire d'émancipation et de liberté : faudrait-il renoncer à cette quête essentielle ? Oui, la mondialisation est là. A quoi bon le nier ? C'est à cette échelle que la France doit raisonner. Notre réflexion politique ne doit pas « faire comme si » notre peuple vivait en autarcie. Plus que jamais, il appartient à une communauté plus large, l'Europe, espace de civilisation organisé autour d'idéaux dont un traité simplifié - donc insuffisant - ne doit pas faire oublier la pertinence. L'Europe politique est une nécessité : car là où, historiquement, nous avions trouvé des compromis sociaux et économiques au plan national, les années à venir nous invitent à la même exigence, en Europe et au-delà, sur une scène désormais globale. Le monde réel, c'est aussi l'économie de marché. Là non plus il ne s'agit pas d'un débat, mais d'un fait. Dans l'économie de marché, on produit des richesses, ce qui implique d'abord de s'en donner les moyens. Les entreprises réalisent des profits : pour autant ce ne sont pas des « ennemies », pourvu que leur répartition ne lèse pas les salariés et qu'existent des règles, des contre-pouvoirs et la permanence d'un dialogue social. Le monde réel, enfin, c'est l'urgence environnementale, qui désigne un enjeu vital. L'écologie est une composante à part entière de l'identité progressiste. Et certainement pas un chapitre obligé qu'on accole mécaniquement à un programme électoral. A cette menace s'en ajoutent d'autres, de nature différente : terrorisme, conflits armés, montée des intégrismes. Mais on en parle trop peu. La campagne pour l'élection présidentielle n'a pas démenti ce travers « autocentré » : être français, c'est conserver souvent une fâcheuse tendance à se croire seul au monde...

Culture collective et promotion de l'individu

Assumer des choix : à force de « slalomer » entre les sujets sensibles, nous avons dissuadé les citoyens de nous donner une majorité. Il nous faut au contraire redevenir un pôle de clarté, reposant sur un socle idéologique ( ce n'est pas un gros mot ) parfaitement assumé. La gauche sera décomplexée ou elle ne sera pas. Ainsi, l'ambition progressiste consiste à affirmer une culture résolument collective tout en revendiquant sans complexes la promotion de chaque individu et les réponses aux besoins d'ordre et de sécurité. Portons aussi une ambition démocratique qui appelle des actes. La sagesse voudrait, par exemple, qu'outre l'adoption d'une dose de proportionnelle les scrutins présidentiel et législatifs se tiennent désormais simultanément : la cohérence serait au rendezvous, et la participation, plus forte. La droite le fera-t-elle ? Peut-être. Instaurera-t-elle le droit de vote des étrangers aux élections locales ? Certainement pas. Plus que jamais je crois en la pertinence d'un clivage intellectuel et philosophique entre la gauche et la droite. Et pas seulement sur des sujets dits « sociétaux ». Sur notre conception de la vie collective, sur la justice sociale, j'ose cette hérésie à l'heure de l' « ouverture triomphante » : la gauche et la droite, ce n'est pas du tout la même chose.

Je n'en prendrai qu'une illustration : l'éducation, l'université et la recherche, qui désignent pour la France, et donc pour la gauche, une priorité stratégique, désertée de longue date par l'UMP. Les faits : 7 000 euros sont dépensés annuellement par l'Etat pour chaque étudiant français, contre 12 000 euros en moyenne dans les pays de l'OCDE. De même, l'effort national pour la recherche et le développement s'établit à 2,16 % de notre PIB, contre 2,26 % pour l'OCDE et 2,70 % pour les Etats-Unis. Ne l'oublions pas : les grands groupes qui font la croissance américaine reposent tout entiers sur la recherche. Le Parti socialiste a vocation à redevenir celui d'une croissance associée au progrès et à la justice, ce qui implique un engagement sans précédent pour l'innovation. A l'heure où les Français sont les premiers utilisateurs privés d'internet en Europe, comment capitaliser sur cet atout dans le secteur productif ? A quand un Google ou un Yahoo ! français sur la scène mondiale ? L'école conduit au même constat : pourquoi 40 % des élèves de notre pays ont redoublé au moins une fois avant le bac alors que le redoublement est quasi inexistant chez nos voisins ? Portons courageusement une réforme profonde de l'école avec des moyens pour repenser horaires et programmes, favoriser le soutien individualisé, préserver l'espace dédié à l'esprit critique des élèves, garantir l'ordre au sein des établissements et mieux accompagner les enseignants dans leur tâche.

Inventer des réponses novatrices

L'objet de mon propos n'est pas de recenser tous les « chantiers » auxquels la gauche fait face. Ils sont nombreux, complexes et imbriqués. Il en va ainsi de l'avenir de nos services publics. Les moderniser ne peut se réduire à une baisse mécanique de leurs effectifs : cela signifie performance accrue, optimisation des moyens mobilisés par l'Etat et meilleure répartition géographique. Sinon comment prétendre lutter contre les inégalités territoriales actuelles ? De même, les nouvelles solidarités intergénérationnelles ne renvoient pas seulement à la question - toujours inaboutie - des retraites, mais plus largement à un choix de société : avoir 60 ans aujourd'hui, c'est disposer de vingt années de projet ! C'est une réflexion globale sur le rôle des seniors qu'il convient de mener, a fortiori dans un pays où les quinquas sont souvent considérés comme des « vieux » sur le marché du travail... Et l'enjeu urbain ? A l'heure où près de 80 % de la population française vit en ville, notre projet devra puiser dans ce « laboratoire » humain qui révèle à la fois de nouvelles pratiques sociales, l'efficience souvent relative de nos dispositifs de solidarité ou encore les perspectives d'une démarche durable appliquée à toutes nos politiques publiques.

Notre devoir est double. D'une part être une opposition pertinente et réactive, en veillant à ne pas tomber dans le « tout ou rien ». Là aussi il faudra choisir : être implacables sur ce qui fonde nos différences avec l'UMP, éviter la polémique stérile sur le reste. D'autre part inventer des réponses novatrices, responsables sur le plan gestionnaire ( quand reparlera-t-on de la dette ?), s'adressant à l'ensemble du salariat et pas exclusivement à celui du secteur public. Je réfute à la fois l'idée d'une « droitisation » inéluctable de notre société et celle d'une gauche définitivement déconnectée. Nos valeurs demeurent. A nous de les projeter dans l'avenir, en donnant un contenu convaincant à la laïcité, à l'égalité des droits, mais aussi à l'éthique , parce qu'elle nous aidera d'abord à restaurer une culture du dialogue et du respect au sein même de notre famille. Ensemble, nous devons retrouver le sens de la vérité, de l'exigence et du travail collectif pour construire une offre politique nouvelle. Ensemble, ou pas du tout...

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