Insalubrité : qui est responsable de quoi ?

Point de vue de Bertrand Delanoë, maire de Paris, paru dans le quotidien Le Monde daté du 1er septembre 2005



 
Dix-sept morts, dont quatorze enfants, dans l'incendie de l'immeuble situé boulevard Vincent-Auriol (13e arrondissement de Paris). Sept morts, dont trois enfants, dans celui de la rue du Roi-Doré (3e). Ces deux chocs, immenses, font naître, comme chaque fois, la même interrogation : combien faudra-t-il encore de victimes pour que la question du logement trouve, dans notre pays, des réponses à la mesure de l'exigence ?

L'incompréhension et même la colère font écho aux terribles images sur les conditions d'existence de ces familles. Ainsi, beaucoup découvrent que l'insalubrité, source de saturnisme, reste malheureusement une réalité dans la France de 2005. C'est pourquoi, à Paris, l'actuelle équipe municipale a lancé, dès 2002, un vaste plan d'éradication de l'habitat indigne, s'appliquant au millier d'immeubles que nous avions recensé.

Celui de la rue du Roi-Doré en faisait partie ; illustrant, comme tous les autres, des décennies d'inaction et d'indifférence. Ce temps perdu s'ajoute à la lourdeur des procédures à mettre en œuvre.

Pour mémoire, en juillet 2002, ce bâtiment a été l'objet d'un arrêté d'insalubrité irrémédiable. La Siemp (Société immobilière d'économie mixte de la Ville de Paris) en a pris possession en décembre 2004. Le juge a rendu un avis favorable d'expulsion en juin 2005. En raison des délais légaux et de la trêve hivernale, celle-ci ne pouvait intervenir avant avril 2006.

Seize familles vivaient sur place, dont sept avaient déjà pu être relogées par la Siemp. Celle-ci a alors engagé une procédure de remise en état des parties communes et des logements, afin de permettre aux ménages encore présents d'y passer l'hiver. Mais la réhabilitation lourde ne pouvait débuter qu'à l'été 2006.

Ce rappel chronologique est malheureusement nécessaire pour répondre à ceux qui, n'ayant strictement rien fait quand ils dirigeaient cette ville, feignent aujourd'hui de s'étonner de l'exigence et des délais du chantier. Là où nous réhabilitons plus de 1 000 immeubles, nos prédécesseurs en ont traité seulement dix-sept entre 1995 et 2001. Ce alors que la crise, déjà, s'exprimait dans toute son ampleur.

Notre action contre l'insalubrité mobilise un budget sans précédent de 152 millions d'euros sur six ans. A titre de comparaison, l'Etat y consacre 7 millions d'euros annuels pour toute la France.

Contrainte supplémentaire : là où chaque opération nécessiterait de pouvoir reloger provisoirement les familles concernées, les structures d'accueil sont en nombre insuffisant, et Paris concentre plus de la moitié de toutes les capacités régionales. C'est pourquoi, après le terrible incendie de l'Hôtel Paris-Opéra qui avait fait 24 victimes le 15 avril, j'avais adressé un courrier au ministre de l'emploi et de la cohésion sociale.

J'y demandais la convocation, urgente, sous l'autorité de l'Etat, d'une conférence régionale sur l'hébergement d'urgence, réunissant notamment les services de l'Etat, ceux de la Ville ainsi que le monde associatif. Objectif : accélérer la création de ces structures et mieux les répartir sur l'ensemble du territoire francilien. Restée sans réponse, quatre mois plus tard, cette proposition demeure d'actualité.

Car chacun doit prendre la mesure de ses responsabilités et agir, au service du logement social. Dans un rapport publié en janvier 2004, la Fondation Abbé Pierre établissait à environ 3 millions le nombre de personnes pas ou mal logées dans notre pays, dont 600 000 en situation d'urgence.

Or l'actuel plan de cohésion sociale, parce qu'il ne prévoit que 360 millions d'euros pour construire officiellement 90 000 logements chaque année, ne dit pas la vérité. En effet, en ne consacrant que 4 000 euros en moyenne à chaque logement, il ne peut atteindre ses objectifs. Pour produire annuellement 100 000 logements sociaux ­ objectif minimal à viser ­ ce sont 2 milliards d'euros qu'il faut impérativement mobiliser.

Je rappelle ici que, depuis 2001, la collectivité parisienne a déjà financé 15 000 logements sociaux, avançant aujourd'hui au rythme de 4 000 unités supplémentaires chaque année ­ soit un quasi-triplement, par rapport à l'action de l'ancienne municipalité. Cet effort représente 25 % de la production annuelle de toute l'Ile-de-France. Suffisant ? Non, au regard de ce que vivent tant de familles actuellement. Alors raison de plus pour partager réellement l'effort.

L'Etat doit donc commencer par faire appliquer la loi SRU. Celle-ci oblige chaque commune à réaliser 20 % de logements sociaux sur son territoire. Dans les faits, un tiers d'entre elles ne respectent pas cette disposition. En Ile-de-France, certaines connaissent même des taux exceptionnellement bas. Je propose donc que les sanctions dérisoires actuellement en vigueur (150 euros par logement !) soient multipliées par cinq.

Parallèlement, l'Etat doit désormais mobiliser prioritairement une partie de son patrimoine foncier et des immeubles qu'il possède, en les cédant à des prix compatibles avec le logement social. Ce n'est pas le cas actuellement, puisqu'il propose ses propriétés aux collectivités locales... au prix du marché.

Il est aussi de la responsabilité des pouvoirs publics de renforcer l'encadrement des loyers, de mieux protéger les locataires à travers des durées de bail accrues, et de faire preuve d'innovation sur le plan législatif. Concrètement, il faudrait généraliser - donc inscrire dans la loi - le principe selon lequel chaque nouveau programme d'habitat de plus de 1 000m 2 intègre une proportion obligatoire de logements à caractère social. Ainsi, à Paris, cette part est de 25 %, comme l'a prévu le plan local d'urbanisme (PLU) que nous avons adopté en février 2005. Pourquoi ne pas l'appliquer à toutes les autres communes, à commencer par celles de l'Ouest parisien ?

De même, face au phénomène spéculatif des ventes à la découpe, des réponses nouvelles sont nécessaires. Il y a un an, j'avais proposé avec les parlementaires socialistes un système de taxation volontariste sur ces opérations. La majorité UMP de l'Assemblée nationale s'y est opposée. Comment ne pas y ajouter une disposition simple qui comblerait dans les faits le vide juridique actuel : donner à chaque collectivité, à chaque maire, le pouvoir d'autoriser ­ ou non ­ la division (la "découpe") de tel ou tel bâtiment concerné ?

Ce dernier point conduit logiquement à évoquer la question des réquisitions. Certes, elles ne constituent pas l'alpha et l'oméga, mais elles représentent un acte symboliquement fort, que nul ne doit négliger. La réquisition ponctuelle d'immeubles entiers vacants serait une initiative légitime. J'ai donc fait savoir au gouvernement que nous y étions favorables.

Un plan de sursaut pour la politique du logement exige aussi de remettre en cause la logique consistant à multiplier les avantages fiscaux à des investisseurs privés dont les logements produits ne correspondent manifestement pas à la demande sociale.

L'émotion et l'indignation que font naître les drames survenus ces derniers jours appellent, plus que jamais, des actes et des décisions opérationnelles. Ce serait la seule réponse digne, face à l'épreuve que vivent ces familles parisiennes.

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